Limoilou Hood : exploitation de documents sonores, collecte de témoignages et field recording

Il n’y a rien de nouveau à réutiliser des documents d’archives, des enregistrements sonores, dans des projets artistiques. Or, il existe une histoire locale de cette pratique et, à défaut d’en faire l’inventaire ou le catalogage, il convient de la soutenir avec un commentaire. 

Mon travail de chercheur consiste à exhumer ces exemples et à montrer ce que portent ces pratiques d’exploitation des archives ou des documents sonores. Même si ce ne sont pas toujours des documents d’archives à proprement parler, je juge qu’il y a dans la pratique du montage sonore une structure de réutilisation, d’actualisation, de réactivation, à décrire. Et c’est ce qui doit être soutenu par un commentaire pour que ce soit, au moment opportun, au tour des archives d’être exploitées. Il y a justement quelques illustrations de cela dans la série Limoilou Hood de Justice Rutikara.

Après le journalisme ultralocal (neighbourghood journalism), on doit dire que le balado de facture très locale a le vent dans les voiles. Il y a dans la ville de Québec du travail de montage très bien ficelé qui se réalise dans le domaine de l’audiovisuel et il faut admettre que cet élan créatif suit son cours dans le domaine de la radiophonie.

J’ai certes du rattrapage à faire, comme on pouvait le dire à propos du Québec des années 1960. Il a à CKRL un monteur d’expérience, Yves Dubois, dont je viens à peine de découvrir le travail. J’ai à l’esprit le documentaire Peut-être ils avaient oublié c’était quoi la radio de Marie-Laurence Rancourt et le balado, radio théâtre, Haut du Lac. À CKIA, il y a la réalisatrice Marlène Bordeleau qui a monté plusieurs projets dans les dernières années, Les Valoristes l’année dernière et quelques projets de balados avec Le Soleil, dont Señor Lingot.  

Et vous le savez mieux que moi combien de monteur.e.s de la ville de Québec je ne prends pas le temps de nommer, du monde dans nos cercles ou qui les croisent de plus ou moins loin, des vidéastes, monteurs, praticiens du témoignage oral, comme les frères Seaborn, Samuel Matteau ou David Sanchez.

Le dernier en lice à nous avoir surpris, c’est Justice Rutikara avec le projet Limoilou hood, réalisé par Catherine-Eve Gadoury. Ce réalisateur du documentaire La cité des autres a animé un balado d’une très grande qualité, une autre ode au quartier St-Pie X à la suite de l’album Bloc 2000 de Jay Jay. Justement, cela faisait quelques mois que je voyais Justice se promener avec son enregistreuse et ses écouteurs dans des événements publics. Je me demandais ce qu’il tramait, maintenant, je sais.

La série porte sur le quartier de Limoilou où a grandi Justice, qui a émigré du Rwanda avec sa famille à la fin des années 1990. Grâce à cette série, on est amené.e.s à (re)voir les différentes facettes du quartier : son côté international, gentrifié, industriel, communautaire et hip-hop. Une telle réflexion permet, comme l’indique Justice dans l’introduction, de « déboulonner les mythes sur le quartier qui l’a bercé ».

On y entend toute sorte d’enregistrements, de documents d’archives qui sont réutilisés dans sa série : un extrait de l’émission Première heure de Radio-Canada avec Bernatchez, un autre d’un téléjournal qui aborde la problématique des poussières rouges dans l’air du quartier, un extrait d’un document d’archives de CKRL où l’animatrice Jessica Lebbe reçoit le bien connu historien du quartier Réjean Lemoine.

Extrait de la série Limoilou Hood de Justice Rutikata

On y entend aussi du field recording comme dans l’album Pictura de Ipse de Hubert Lenoir. La chronique de ce dernier album par Jacques Boivin avait déjà souligné la filiation revendiquée avec Pierre Perreault et le cinéma direct. Avec cette proposition de Rutikara, on pourrait croire que l’on est dans un road movie par moment, ou plutôt un hood movie qui se reçoit très bien en marchant, casque d’écoute sur les oreilles.

On y entend la voix citoyenne lors d’un micro-trottoir, un vox pop, des extraits de concerts de MondoKarnaval, des foules qui chantent des refrains d’artistes de Limoilou, des prises de parole dans l’espace public, comme une manifestation de la Table citoyenne littoral Est, des jeunes qui s’exercent à faire du freestyle. On entend aussi des propos sur le caractère structurant de l’organisme communautaire Évasion pour le quartier St-Pie X et les Tours Bardy, des poétesses scander des vers libres. Dans le troisième épisode, on assiste à la rencontre d’une jeune rappeuse, Érika Zarya, qui remercie Webster d’avoir ouvert des portes. Elle ajoute, en parlant du quartier,

« Le rap, le hip-hop, pour Limoilou, c’est son identité, c’est quelque chose à quoi se raccrocher, quelque chose qui nous apporte de la fierté de par le fait qu’il a donné naissance à des artistes incroyables ; je pense que quand tu as des modèles aussi forts, avant toi, tu n’as pas le choix de faire quelque chose qui est gros après […] Québec, c’est une petite ville, dans une province qui est aussi petite en terme démographique, c’est une ville qui a longtemps été dans l’ombre de Montréal, mais Limoilou a toujours eu ça, à quoi il pouvait s’accrocher […] nous on est les gens qui sont en train de continuer d’écrire cette histoire-là, C’est ça qui est fucking inspirant, tu te dis ‘wow je fais partie de ça’».

Difficile de ne pas être charmé par ce balado où j’entends des voix qui me sont familières, des personnes que je finis toujours par recroiser après quelques semaines, ce sont des tchum-e-s du hood ou encore des ami-e-s d’ami-e-s.

Un balado empreint de douceur – et ce, au-delà de la voix posée du narrateur –, de perspectives critiques et de questionnement sur le devenir du quartier, de notre communauté qui l’habite et de ce que l’on décide de faire circuler comme valeurs, comme sentiments, entre nous.

Fait anecdotique pour l’auditeur lambda, mais significatif pour quelqu’un dont le discours embraye grâce aux archives : j’ai été surpris au dernier épisode. À entendre une deuxième fois Jessica Lebbe recevant Réjean Lemoine, je me suis senti dupé : je croyais qu’on me donnait à entendre l’extrait d’un document d’archives radiophoniques authentique. Or, je me suis rendu compte que c’était un faux, un document sonore façonné. Le procédé m’a décontenancé et tout simplement charmé, chapeau! C’est un art de faire du faux, comme en témoigne la tradition du documenteur. Ne vient-il pas d’ailleurs de se terminer à Québec un festival de contes et menteries ?

Enfin, si le conservateur français du patrimoine Christian Hottin a pu formuler un Plaidoyer pour la recherche archivistique, je crois vouloir pour ma part m’inscrire dans cette lignée, qui est aussi celle des auteur-e-s d’ArchAPo, et de formuler à mon tour un Plaidoyer pour l’exploitation des archives.

L’année passée, à la toute fin d’une discussion avec Camillia Buenestado Pilon et d’autres archivistes, je me suis surpris à formuler assez succinctement quelques éléments pour ce plaidoyer.

« […] il faut vraiment voir les archives par-delà les centres d’archives et les services d’archives. Elles ne sont pas scellées dans ces lieux-là. Donc l’archiviste n’a pas le monopole des archives, puis de leur interprétation et surtout de leur usage […] L’idée est de susciter l’usage des archives, la pratique des archives, de les activer, de les réactiver dans divers contextes. L’idée c’est de donner vie à ces documents-là, pour que ça l’évoque quelque chose, soit pour nous-mêmes, soit pour notre communauté ou pour les organisations dans lesquels on est, dans lesquels on veut réactualiser le présent dans lequel on s’inscrit. C’est vraiment ce que je partagerai, la finalité de la conservation des archives, c’est leur exploitation. Alors exploitons, exploitons, exploitons, puis on en entendra toujours quelque chose et puis on pourra toujours en lire quelque chose. »

La réutilisation de ces documents sonores, des archives radiophoniques aux enregistrements de field recording ou, encore des extraits de pièce musicale de Webster ou Jay Jay, permet de créer un liant dans la mise en récit de Limoilou Hood. Cette forme d’exploitation permet de restituer le contexte des rencontres qui est consigné dans un document sonore. De tels usages contribuent à faire des documents (d’archives) des « vecteurs d’émotions », à les lier à la constitution de l’identité de la communauté et expérimenter ou éprouver leur potentiel d’évocation (affect, identification, émotion, esthétique).   

Enfin, il faut le dire, Justice n’a pas seulement animé le balado Limoilou Hood, il s’est inscrit dans une chaîne de production et d’exploitation des témoignages oraux, une chaîne de collecte et de valorisation de la parole enregistrée.

Avec ces nuances de montage, ces réutilisations de documents sonores de tout sorte, intégrant même du faux, des archives forgées, je ne peux qu’avoir la foi et me dire que d’autres s’inspireront de cette série sur le hood de Limoilou. Comme l’a dit la poète Érika Zaria en s’adressant à l’artiste Webster, « il y a beaucoup de gens qui marchent dans vos pas ».

Bonne écoute de ces épisodes, en marchant – et pourquoi pas en gang dans le hood.

1 thought on “Limoilou Hood : exploitation de documents sonores, collecte de témoignages et field recording

  1. Catherine-Eve Gadoury

    Merci Simon-Olivier pour cette belle critique. J’utilise les archives sonores dans toutes mes créations depuis toujours. Dans mon dernier balado sorti le 12 mai sur Ohdio intitulé De la glorieuse fragilité et qui s’intéresse à la danse, on peut entendre les archives sonores de Jean-Pierre Perreault et Martine Époque. Karine Ledoyen, la chorégraphe qui cosigne le projet, a pleuré en entendant la voix de Jean-Pierre Perreault. Elle n’avait jamais entendu le son de la voix de ce géant de sa discipline. J’animais, à une autre époque, une chronique intitulée « Archives en stock » où je sortais des voutes de Radios-Canada, le meilleur des ses archives radio. C’est une façon pour moi de donner du relief au présent et d’inscrire nos réflexions actuelles dans une conversation plus vaste qui a débutée bien avant nous. Fascinée par le travail de collecte d’ethnologues comme Barbeau, Lacourcière et même Antonine Maillet, il m’aurait été impossible de ne pas aller cueillir la parole populaire du quartier: archive de demain. Ça vous intéressera certainement de savoir que j’ai sorti pour le projet de Limoilou Hood des heures d’archives anciennes sur Limoilou tirées des voutes de Radio-Canada. Celles-ci n’ont malheureusement pas trouvé leur place dans la série finale. Il y a tant de pépites radios là, qu’on pourrait y passer une vie. Si vous vous intéressez au sujet, je vous suggère la magnifique série Les voix de la tour. Bonne journée ! PS: bravo d’avoir noté la fausse archive de CKRL. Ma façon de rendre hommage à cette radio si précieuse.

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