Cette première chronique a été présentée à l’émission Québec Réveille, animée par Philippe Arseneault sur les ondes de 88,3, CKIA-FM Radio Basse-Ville. Elle sera présentée un vendredi matin sur deux. J’aimerais la nommer « Remue-mémoires » en l’honneur du camarade Jean-Philippe Legois qui en tenait une de ce nom sur les ondes de Radio Campus Paris. L’enregistrement de cette chronique du 24 mai 2024 se retrouve ici.
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Je ne serai pas ici aujourd’hui si la radio CKIA n’avait jamais vécu de crises. Et, en temps de crise, il y a quelque chose qui se passe dans les individus, dans les institutions et, j’en suis convaincu, entre les deux.
Qu’elles soient publiques, privées, ou – comme j’aime à les penser – communautaires, les institutions sont des supports pour les individus, les communautés et cette chose abstraite et si quotidienne qu’on nomme la culture. Les institutions traversent toutes, tôt ou tard, des crises, économiques, de gouvernance, et cetera.
C’est le cas par exemple d’un parti politique du nom de Québec solidaire, aux prises avec une crise et les membres sont d’ailleurs sollicités cette fin de semaine à Jonquière pour participer aux débats. C’est aussi le cas d’une institution culturelle du nom du Pantoum qui traverse une période houleuse et qui est d’ailleurs en campagne de financement.
Les institutions sont des supports pour les personnes, traversées elles aussi par des crises existentielles, en leur permettant d’exprimer leur singularité. Elles sont les supports de communautés, d’idées, et réciproquement, ces personnes sont appelées à soutenir ces institutions, à les supporter en temps de crise.
Dès mes premiers moments à Radio Basse-Ville, après quelques années de mise en ondes et d’animation, est arrivée une crise financière sans précédent. À la fin de l’année 2010, lors de l’Assemblée générale où on avait appris cette situation, se met en place un comité de survie qui, conjointement avec le conseil d’administration, allait assumer la gouverne de la station pendant les mois, voire, l’année à venir.
Je me souviens très bien des rencontres autour de la grande table, dans la coopérative Méduse, à l’époque où CKIA était dans la Côte d’Abraham. Les bénévoles du comité de survie se démenaient pour trouver des solutions pour sauver les meubles – sauver l’antenne – et nous étions entrés en contact avec les membres des dix, vingt dernières années pour solliciter leur support. La radio se relevait grâce au soutien inconditionnel de sa communauté qui y croyait encore.
Et cette crise-là a laissé sur moi des souvenirs, heureux, indélébiles, de voir s’engager autant de monde pour la cause.
Les studios ont déménagé sur la rue Saint-Joseph à l’automne 2011, les mois ont passé, une équipe de travail se reconstituait et, à l’aube du 30e anniversaire, en 2014, je savais qu’il fallait raconter l’histoire de cette radio, ses tribulations et sa résilience.
La conscience et la mémoire vive de la période turbulente de crise m’a amené à réaliser une émission, en collectant des témoignages et puisant dans les archives. Comme l’indique le sociologue centenaire Edgar Morin dans un article sur la « crisologie » – une science de la crise –, cet événement a causé chez moi le « déclenchement d’activités de recherche ». Dix ans plus tard, je suis toujours là, encore porté par cet élan de recherche.
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Et je suis là pour vous parler, des temps présents, du très contemporain, des destructeurs d’archives. Les destructeurs d’archives ne sont pas en nombre infini. On peut nommer le feu, l’eau, les facteurs biologiques et, surtout peut-être le plus grand destructeur, l’indifférence.
Les archives peuvent être victime d’un sinistre – que ce soit un incendie ou une inondation – ou des risques biologiques – comme la présence de rongeurs, d’insectes ou encore de moisissures. Tels sont les principales menaces qui peuvent détruire ou endommager les documents qui témoignent de l’histoire d’une institution.
Lorsqu’il y a des catastrophes naturelles ou des conflits militaires, cela s’accompagne également d’une mise en péril du patrimoine.
Il y a une instance internationale qui se nomme le Bouclier bleu dont la devise est de « protéger le patrimoine en temps de crise ». Plus précisément leur rôle est « […] d’informer, de sensibiliser et de former tous les publics à la fragilité du patrimoine culturel, mais aussi de susciter, favoriser, accompagner et promouvoir toutes les actions de prévention et d’intervention d’urgence. »
Ce sont là les types d’intervention de la communauté d’archivistes et de professionnelles de la conservation et cela a pu se dérouler récemment dans des pays comme l’Ukraine, la Syrie ou encore en Haïti, suite au séisme de 2010.
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Les institutions radiophoniques québécoises ne sont pas à l’abri de telles péripéties. À CKIA, avant même la mise en onde de la station, un document et pas n’importe quel, rédigé entre autres par Mario Germain, a failli être emporté par les flammes dans les premiers locaux de Radio Basse-Ville.
Plus récemment, il y a dix jours à peine au sous-sol de la radio, ce fut la montée des eaux.
On entendait encore il y a quelques jours le vrombissement de la machinerie qui fait sécher les murs, les tapis et les classeurs dans lesquels se trouvaient les archives.
Là, dans ce cas, ce n’est pas le Bouclier bleu, cet équivalent de la Croix-Rouge pour le patrimoine culturel, qui s’est mobilisé pour venir à la rescousse des archives. Ce sont plutôt les membres de la communauté qui ont répondu à l’appel. C’est l’équipe de travail d’abord : Marie-Josée Renaud, Marlène Bordeleau, Rebecca Breton, Suzie Genest, mais aussi une archiviste de l’Assemblée nationale, Geneviève Falardeau, mon frère Maxime Gagnon, l’ancienne animatrice de l’émission Cultivons notre hip-hop Audrey-Anne Fiset et bien d’autres membres dont Richard Baillargeon, Monique Foley et Alix Paré-Vallerand.
Pour ces personnes, à ce moment-là précis, les archives sont sorties de l’indifférence, du désintérêt et d’une préoccupation en arrière-plan. Il y a eu une rencontre, forcée par les circonstances, avec ces documents.
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S’il y a dans la plupart des manuels de gestion et de conservation des archives, des directives pour le sauvetage de fonds et de collections endommagés par l’eau et les autres intempéries, pour faire face aux principaux destructeurs d’archives, il y a aussi des principes élémentaires pour mettre en valeur les archives.
De mon ancien collègue, le regretté Jean-Philippe Legois – dédié comme d’aucuns à la cause des archives des mouvements étudiants, dont celui de mai 68 –, je retiens son approche de l’archivistique d’intervention et de la valorisation de sauvegarde. L’idée est simple : il y a un intérêt pour l’histoire collective – et l’histoire populaire – de valoriser les archives par la recherche, dans des chroniques radiophoniques « remue-mémoires », des expositions, des publications, du théâtre documentaire. Bref, cela est possible en provoquant des rencontres avec différents publics.
Ça commence, simplement, par raconter la manière dont les archives ont été rencontrées, comme Alix jadis de l’émission Les Simones l’a fait.
« Paradoxe: pour qu’elles vivent, les archives doivent être exposées », comme elle le dit.
Elles doivent être manipulées, sorties des boîtes, actualisées pour continuer de vivre.
Dans la foulée des événements, je ne prends pas le temps de m’arrêter et lis seulement une seule phrase de l’article « Entendre et comprendre les expériences de désastre par la recherche narrative » publié par Typhaine Leclerc : « ce que raconte un individu concernant sa vie peut potentiellement faire écho dans l’histoire personnelle des autres membres du groupe ». Ce texte d’une ancienne animatrice de l’émission féministe Ainsi squattent-elles me ramène à l’expérience de désastre du présent, à la situation des archives et aux mots qui touchent d’Alix. Ça me donne à penser.
De tous les sinistres qui mettent en péril le sort des archives, à mon sens, l’indifférence est le plus grand destructeur. Les crises ont cet effet sur les individus et les collectifs : elles nous secouent, nous éloignent des réponses faciles et nous forcent à réévaluer le sens de l’histoire et la chose à partir duquel peut être extrait le sens – le document d’archives.