J’ai commencé l’année 2023 avec la rencontre d’une dame passionnée de radio et d’archives à La Rochelle, et je commence celle de 2024 en écoutant des entretiens réalisés d’un bord et de l’autre du fleuve Saint-Laurent, de la Matanie à la Minganie. Je me rends compte que ce n’est que deux ans plus tard, et encore, que je peux commencer à régler des comptes avec certaines personnes que j’ai rencontrées. Je souscris alors, de fait, à la slow science, au ralentissement de la science.
D’où une certaine expérience de la durée qui est vécue, entre le moment où quelqu’un me donne sa parole et celui où je la lui redonne. L’événement de parole, comme le nomme si bien l’ethnologue Vivian Labrie, advient, il se reçoit et, par la suite, il peut être retransmis dans une éventualité, un présent à produire.
La durée de l’année 2023 a été traversée avec ses différents rythmes. Les vitesses que j’ai pu vivre l’année passée, celles produites par les rencontres et les échanges avec les autres, se sont partagées dans l’écriture, des entretiens de recherche, des colloques et des événements commémoratifs – dont le 25e de CHYZ, le 50e de CKRL et, entre autres, le 170e anniversaire de Rivière-au-Tonnerre. Impossible de chiffrer ces rencontres qui m’ont affecté ; les personnes rencontrées lorsque j’ai acheminé mes oreilles en Greyhound pour participer à l’événement de la Radio Preservation Task Force à la Bibliothèque du Congrès, la fois où j’ai été à Baltimore pour la conférence de la Oral History Association. Il y a eu également de très riches rencontres avec l’œuvre radiophonique de personnes vivantes et défuntes, à l’occasion d’un séjour de recherche au Queen’s University Archives à Kingston, là où sont conservées les archives de la radio centenaire CFRC.
Et combien de fois suis-je allé au Palais de justice de Québec, avec d’autres citoyens, pour suivre les aléas d’un dossier judiciaire initié par RNC Media, propriétaire de CHOI Radio X, qui cherche à identifier les membres anonymes de la coalition Sortons les radios-poubelles ? Il y a eu là des face-à-face surprenants avec des gens dont je n’ai pas l’habitude de fréquenter, comme des avocats, des greffières et des juges. Le suivi et l’implication dans un tel dossier constituent, à mon sens, une responsabilité sociale qui doit être assumée en regard de la recherche académique et du rapport entre la science et la société. Évidemment, l’intervention dans une telle cause prend du temps, cela amène à repenser le rythme de la recherche et, je dirais aussi, les modes de production (avec des mouvements sociaux ou des organismes communautaires) et de diffusion de connaissance. Dans le sillage du ralentissement de la science, il y a une réflexion conséquente à entamer sur les façons de diffuser et restituer des objets de recherche par delà la sphère académique et les revues spécialisées, de sorte que ces objets deviennent des objets à penser dans l’espace public.
Ce qui a été vécu comme vitesses inédites dans ma vie, ça a été les séminaires d’archivistique que j’ai eu la chance et le plaisir d’animer au département des sciences historiques. Lors des deux dernières sessions, j’ai eu la charge de deux cours qui m’ont beaucoup occupé et qui m’ont permis de formaliser certaines élaborations théoriques.
Le séminaire intitulé « Mondes documentaires » a permis aux étudiants de réfléchir à l’arrimage interdisciplinaire de la recherche archivistique, aux multiples sites de production de documents d’archives et à des trajectoires documentaires singulières. M’ont surpris l’hiver passé des travaux portant sur l’exploitation des archives au sein de la division congolaise de l’entreprise pétrolière Totale ainsi qu’au Tribunal administratif du Québec.
Le second séminaire, un peu moins intimiste que le précédent, avait pour titre « Conservation de l’information ». J’en ai profité pour mettre à l’épreuve mes élaborations du moment, celle entourant mon périmètre de prédilection – l’archivistique communautaire –, la méthodologie que j’élabore – l’ethnologie archivistique –, et la visée de ce projet – l’archivistique narrative. J’ai à nouveau été surpris par la qualité des travaux portant sur la place des documents d’archives dans l’association étudiante Marie-Guyart qui est chargée de la Table de pain, dans l’organisme de la Ligue des droits et liberté – section Québec, sur le site Internet Printemps Érable Archive ainsi que dans l’organisme Le Filon à Lévis. Les travaux menés à propos de ces différents organismes communautaires ne reprennent pas, évidemment, les termes avec lesquels je lis le réel de ces archives. Il y a de nouvelles interprétations de ces fabriques alternatives d’archives qui adviennent dans le cours des discussions et d’intéressantes réflexions en ressortent. Une étudiante à la maîtrise a proposé une analyse documentaire fascinante d’une infolettre, en relevant que ce document est nécessaire à une communauté pour la relation et la conscience qu’elle a d’elle-même ainsi que sa capacité d’action pour un changement social durable dans un milieu de vie. Elle relevait le propos du permanent de l’organisme Le Filon qui indiquait au sujet de cette infolettre qu’il est nécessaire de « s’informer pour se connaître et se reconnaître ». Elle soulignait en conclusion l’importance de mettre en valeur le fonds d’archives de cet organisme, et ce, comme elle l’indique, pour éviter « la perte d’un segment de la mémoire sociocommunautaire lévisienne ». Ça fait plaisir, je prends le temps de l’écrire, de mettre en commun une réflexion sur les archives et, de surcroît, de le faire en lien avec des institutions communautaires de la ville de Québec.
Un bilan de vitesses vécues pour la pensée, par la pensée, grâce à des autres que j’ai rencontrés ici et là. Et quelques lenteurs, aussi, qui nous échappent, des moments de ralentissement du corps, en attendant sur la 138, le pouce en l’air, pour aller voir Florent Vollant au festival Innu Nikamu.
Me reste, frais à la mémoire, ce moment de lenteur, après une conférence de l’Association canadienne des archivistes l’été dernier. Avec un complice, j’ai roulé sur ma petite reine jusqu’au phare de la Pointe Est de l’île du Prince Édouard, là où habite le père d’un ami qui a peuplé mon imaginaire radio d’ondes courtes. J’étais ému de le revoir, lui qui m’avait prêté une des premières enregistreuses que j’ai manipulée dehors, à l’extérieur des studios, là où est la vie. Je l’ai longtemps suivi, de loin, ce père d’un ami qui tient depuis que je le connais un blogue du nom de Tuba or not tuba. Il me racontait, sans que ses yeux lui permettent de me voir, l’arrivée de ses ancêtres sur l’île, ses recherches généalogiques et son acharnement à écrire, chaque jour, ses deux cent cinquante mots. En quittant sa demeure, en donnant des coups de pédales vers l’ouest de l’île, je pensais à ses billets, ses chroniques écumes des jours et, non pas à la vitesse, mais à la constance de son geste. Un idéal à atteindre, me disais-je.
De ce thème de la constance, je me dis une chose, que je ne suis pas assez assidu – et fou peut-être – pour maintenir une identité fixe, la même, et encore moins celle du blogueur quotidien. Il y a tout de même quelque chose à expérimenter dans les différentes formes de communication, dans le rapport à l’espace public. Que ce soit avec le langage formel de la science ou la parole parlante de la poésie, il y a dans l’écriture et la prise de parole un esprit de recherche d’une langue propre à poursuivre. Et ce, au risque de la chute, du saut périlleux. Après quoi on remettra toujours les deux pieds sur la corde, en reprenant une marche équilibrée entre vitesses et lenteurs.