Dans toute recherche, il y a des découvertes fortuites, des rencontres avec des personnes, des documents et des histoires. Je vous expose dans ce billet une rencontre avec l’ouvrage d’un penseur russe du siècle dernier, un ouvrage que j’ai découvert chez la première personne que j’ai interviewée pour cette recherche d’archives radiophoniques. Cela me permet de penser à une notion qui continue de me travailler : l’institution – et pas n’importe laquelle, je pense à celle de la communauté, celle que l’on pourrait nommer l’institution radiophonique communautaire.
Je suis accroupi dans le hall d’entrée d’une charmante demeure de la Côte-Nord. Je suis chez Jacques Lachance, un producteur de radio, formateur et co-fondateur de la Société de communication Atikamekw Montagnais (SOCAM). Je porte mon regard sur des documents empilés et j’assiste à l’ouverture d’une série de boites. Je constate que j’ai instigué une quête chez mon interlocuteur. Après un moment, à la demande de Jacques, on s’arrête pour faire une pause dans le cours de l’entretien.
Or, bien que Jacques me signifie que nous sommes en pause, il recommence à ouvrir des boîtes, à manipuler et lire des documents. Je n’y peux rien, Jacques est parti, il est en recherche.
D’une de ces boites, on sort des cassettes audios, des VHS, des rapports de recherche et une bonne dizaine de bouquins – Les Plouffles, La passion radio, 23 expériences de radio participative et communautaire à travers le monde. La dernière boite ouverte est devant la porte d’entrée, à côté de ce qu’on nomme communément le banc du quêteux. On exhume je ne sais combien de documents.
Quelques heures avant de partir de chez Jacques, on n’a pas toujours le luxe des circonstances de rester quelques heures chez les personnes que l’on rencontre, un ouvrage sur le rebord d’une fenêtre attire mon attention et je l’empoigne : L’Entraide, un facteur pour l’évolution. Je le feuillette, constate où a été acheté l’ouvrage et remarque sur le tard ce qu’est le signet à une page du dernier chapitre, « L’entraide de nos jours ». Quelques semaines plus tard seulement, je prends le temps de me repencher dans cet ouvrage que j’avais jadis consulté.
Aux prises avec une fin de siècle marquée par une doctrine qui insiste sur la sélection naturelle et la compétition entre les individus d’une même espèce, le penseur russe Pierre Kropotkine présente un long manifeste pour démonter les grandes lignes de la théorie de Charles Darwin. Kropotkine publie L’Entraide, un facteur pour l’évolution en 1902, un ouvrage qui déconstruit l’idée selon laquelle, comme l’indique Mark Fortier dans la préface, « le fondement de la vie est la loi du ‘’plus fort’’» ou encore, que la conception de la lutte pour l’existence est un facteur d’évolution. L’auteur s’affaire, à partir d’observations ethnologiques et sociologiques, à exposer la thèse, en autant de chapitres, selon laquelle l’entraide est le principal facteur de l’évolution progressive « parmi les animaux », « parmi les sauvages », « chez les barbares », « dans la cité du Moyen Âge » et « de nos jours » dans le tout dernier chapitre.
Suivant la tradition libertaire à laquelle il appartient, Kropotkine contribuera à discuter d’enjeux sociologiques avant l’heure en exposant le rapport entre l’individu et la société. Il écrit ainsi dans l’introduction, « Je serai le dernier à vouloir diminuer le rôle que la revendication du ‘’moi’’ de l’individu a joué dans l’évolution de l’humanité », tout en déplorant « l’individualisme étroit » ou la « revendication personnelle inintelligente et bornée » des écrivains qui lui sont contemporains. C’est ainsi en nuance qu’il pense de manière complémentaire, le « moi de l’individu » issu d’un processus d’individuation et le rôle de l’entraide à partir de différentes figures de cas, des « fourmis et abeilles » aux « diverses institutions successives d’entraide – la tribu, la commune du village, les guildes, la cité du Moyen Âge ».
À l’intérieur de la première page, à la couverture, on voit l’estampe de l’organisme de coopération internationale Plan Nagua. Je lis l’adresse qui est située sur l’avenue du Colisée à Québec. Je me rappelle les locaux de cet organisme sur la 1ère avenue à Limoilou ainsi qu’un de mes premiers travaux universitaires dans un cours d’économie sociale : j’avais rencontré un de ses fondateurs avec une collègue et nous avions enregistré son témoignage afin de situer cet organisme dans l’histoire des relations de coopération du Québec avec des pays de l’Amérique du Sud.
Je reprends le cours de la lecture et ce que je lis, le livre que j’ai entre les mains, est inscrit dans son contexte, chez Jacques Lachance et dans un lien inextricable avec ses autres documents – des enregistrements d’émissions, des rapports de recherche ou des photos qui témoignent d’activités radiophoniques à Nutashkuan ou ailleurs sur la Basse-Côte-Nord.
Ce que je lis de ce penseur russe d’un autre siècle, à propos des libres associations de coopération, de syndicats, de friendly societies anglaises, me ramène à la notion d’intérêt commun qui est aussi présent dans la structure d’une radio communautaire. Kropotkine poursuit ainsi la démonstration de sa thèse sur l’entraide :
Toutes ces associations, sociétés, fraternités, alliances, instituts, etc., que l’on doit compter maintenant par dizaines de milliers en Europe et dont chacune représente une somme immense de travail volontaire, sans ambition et peu ou pas payé – que sont-elles sinon autant de manifestations, sous une variété infinie d’aspects, de la même tendance perpétuelle de l’homme vers l’entraide et l’appui mutuel ?
Pierre Kropotkine, 2001 (1902), p. 346
La démonstration m’interpelle et je continue de penser, non seulement aux archives, mais à la nature du travail qui est fait au sein de ces milieux. Un travail, caractérisé de « volontaire », « peu ou pas payé » et qui est nécessaire à l’existence de ces initiatives de coopération. Kropotkine indique à la suite de ce passage que de telles sociétés « essaiment dans toutes les directions, elles s’étendent dans toutes les branches multiples de l’activité humaine, elles deviennent internationales, et elles contribuent incontestablement à un degré qui ne peut encore être pleinement apprécié, à renverser les barrières élevées par les États entre les différentes nationalités ».
J’essaie de m’abstraire un moment de l’actualité et du livre que je tiens entre les mains. Je me rappelle l’entretien avec Jacques. Il m’a raconté que dans certains lieux où il a travaillé, « les gens se connaissent mal ». Il note l’existence « de gros clivages entre les sociétés amérindiennes (sic) et acadiennes ». Depuis son premier projet de radio, il a travaillé en contact étroit avec différentes communautés innues. Il y eut chez Jacques une volonté, une sensibilité et une tendance incontestable de sa part à l’entraide.
Je reprends l’ouvrage et il s’ouvre à une page où un signet est inséré. Le marque-page est en fait une carte d’affaires avec le titre dans le haut à gauche Radio/ Réseau d’entraide – Port d’attache. Je me souviens de cette émission, une des dernières que Jacques a animées au début des années 2000, qui accompagne les alcooliques ou narcotiques anonymes un soir par semaine dans une douzaine de radios communautaires, dont CKIA et CKRL. Je n’ai pas besoin de chercher plus loin à quoi renvoie le signifié entraide, c’est le réseau d’entraide, une émission de radio qui est, pour les auditeurs et son animateur, comme son nom le signe si bien, un Port d’attache.
L’ouvrage que j’ai entre les mains continue de me porter dans une réflexion sur l’entraide de nos jours et ses institutions. Je pense à plusieurs exemples dans la basse-ville de Québec. Et même si je crois pouvoir cesser de penser au contexte plus large, au monde dans lequel nous sommes, j’y suis ramené avec la suite du paragraphe que je reprends.
« En dépit des jalousies engendrées par les rivalités commerciales, et des provocations à la haine que fait entendre encore le fantôme d’un passé qui s’évanouit, la conscience d’une solidarité internationale se développe parmi les meilleurs esprits du monde, ainsi que dans la masse des ouvriers, depuis qu’ils ont conquis le droit aux rapports internationaux; et cet esprit de solidarité internationale a déjà contribué à empêcher une guerre européenne durant le dernier quart de siècle. »
C’est ainsi au sein de telles sociétés, d’associations, que se développe la conscience d’une solidarité internationale. À l’époque où cela est écrit, au début du 19e siècle, il y eut à maintes reprises des événements belliqueux en Europe et d’autres, encore pires, étaient à venir. Loin de vouloir attiser les conflits, Pierre Kropotkine se charge de déconstruire une thèse en vogue à son époque, le darwinisme social. Il veut ainsi démontrer que « la poursuite impitoyable d’intérêts personnels, sans égard aux besoins des autres, n’est pas la seule caractéristique de la vie moderne ». Il poursuit en précisant
[qu’à] côté de ce courant qui réclame si orgueilleusement la direction des affaires humaines, nous voyons qu’une lutte obstinée est soutenue par les populations rurales et industrielles afin de former à nouveau des institutions durables d’aide et d’appui mutuels; et nous découvrons, dans toutes les classes de la société, un mouvement très étendu vers l’établissement d’une variété infinie d’institutions plus ou moins permanentes dans le même but.
Pierre Kropotkine, 2001 (1902), p. 347
L’ouvrage de ce penseur russe que je connais encore trop peu indique plusieurs éléments, dont le fait que les organismes communautaires auxquels je pense ont une histoire et que le travail mené au sein de ces milieux a une valeur d’entraide, qu’il suscite un esprit de solidarité et de coopération entre les individus d’une même espèce. Kropotkine nomme ces organismes des institutions, comme d’autres se sont évertués à penser avec ce même terme. Institutions de la société civile, institutions « par en bas », bottom-up, grassroots, ou, plus simplement, des institutions communautaires; il y a encore des exercices de définition à faire pour concevoir et bien penser les fonctions de telles institutions dans notre société marquée par le néolibéralisme et sa logique de compétition.
Je ne pourrais refermer ce livre sans dire que durant cette pandémie des deux dernières années, on a pu entendre des discours relevant du darwinisme social, d’une véritable sélection naturelle, sur les ondes d’une radio privée de la ville de Québec.
La rencontre fortuite de cet ouvrage me permet de penser aux institutions des milieux associatifs et communautaires, aux institutions radiophoniques communautaires. C’est une idée que j’essaie de développer depuis un moment dans cette recherche d’archives radiophoniques – sans doute parce que c’est de là où je parle. Je m’intéresse à ce type d’institutions de la communauté et à ce qu’elles véhiculent. Qu’est-ce que des archives dispersées, comme celles dans ce hall d’entrée, à côté de ce banc, ont à nous dire sur nous, nos institutions et nos sociétés ?