Voici la chronique Remue-mémoires présentée le 18 décembre 2025 à l’émission Québec Réveille, animée par Rémi Giguère et mise en ondes par Marc-André Dubé sur les ondes du 88,3, CKIA-FM Radio Basse-Ville.
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Assis devant vous, accueilli à ce micro, je commence à parler à des visages que je reconnais.
Je suis familier avec vous, avec les lieux, je m’exprime avec une certaine confiance.
Et je commence à déballer une histoire, avec mes rubans et mes artifices d’archives.
Je déballe tranquillement l’histoire d’une cité, celle de Québec, une famille de familles, où tour à tour, on s’accueille ici et là.
On s’accueille au présent, là devant ce micro, et, avec le temps, on finit par avoir un sentiment d’appartenance, de faire partie d’un tout, d’avoir une place.
Je vis une forme indicible d’hospitalité à Québec.
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Je croise au quotidien ou presque, des membres d’une de ces familles.
Je salue Mbai, l’animateur de l’émission Dignitié noire, au lancement du portait de Saint Roch réalisé par l’Engrenage. Je croise Monique, l’animatrice de l’émission Mes Amies de filles sur la Grande Allée, près des Plaines d’Abraham.
Vendredi passé, je lorgne au loin vers la maison de la radio et je vois à travers une fenêtre, le visage souriant de Jean-Pierre, l’animateur de l’émission Vague 80 et j’entends son rire sortir de la maison à travers un phylactère.
Et encore hier, à l’épicerie La carotte joyeuse, je rencontre Marcel et je le remercie à nouveau pour l’accueil qu’il m’a accordé il y a quelques années pour discuter de ses archives, lui qui est membre fondateur de la station. Et je lui dis avec enthousiasme que mon écriture avance bien, que je vois l’horizon de ce projet de recherche.
Il m’encourage et me dit que les archives sont toujours d’actualité dans son parcours, car une coopérative au sein de laquelle il a travaillé vient de réutiliser des documents qu’il avait produits dans le passé pour former les administrateurs d’un conseil d’administration. Comme quoi les documents ont plusieurs vies.
Je retrouve Marcel, on reparle d’archives, me revient en mémoire notre rencontre autour de son feu de foyer et j’ajoute qu’il ne manque plus que le crépitement des bûches pour accompagner notre conversation.
Je rencontre comme cela, sans cesse, des membres de ma généalogie radiophonique, une des familles à laquelle j’appartiens et qui m’accueille sans condition.
Cette image de la famille radiophonique m’est venue, on ne peut plus clairement, au printemps 2024, au moment de l’inondation du sous-sol de la station, après que les photos d’archives soient remontées à la surface comme la lie d’un breuvage. Dans cette urgence, j’ai profité de l’absence de mes parents pour transformer la maison familiale à Beauport en salle de séchage. Et, comme on l’avait fait à la station aussi, j’ai étendu sur le plancher du salon le visage d’une centaine de producteurs et productrices de Radio Basse Ville qui me sont de plus en plus familiers.


Quelques semaines après cet événement, j’ai vu l’animateur DJ Rich Art, et derrière sa barbe rasée, un nouveau visage s’est révélé qui m’a rappelé celui de mon grand-père Paul.
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Parmi les nombreuses photos étendues sur le sol, je ne connais évidemment pas le nom de chaque visage.
Je ne connais pas le nom des personnes sur cette image-ci par exemple. Ça semble être des artistes invités à la prison d’Orsainville. Serait-ce les membres du groupe les Batinses ? Je fini par poser cette question à l’artiste Andrée Bilodeau qui a fait partie de ce groupe québécois à la fin des années 1990.

La première personne qui m’a introduite à ce sujet, à propos des Souverains anonymes, c’est une ancienne coordonnatrice de Radio Basse-Ville, Andrée Pomerleau.
Pendant les trente-cinq années de service radiophonique qu’il aura rendu à la prison de Bordeaux, un québécois d’origine marocaine, Mohamed Lotfi, a fait un travail magistral de praticien du témoignage. Dans son rôle d’animateur, d’éducateur, de travailleur communautaire, il a suscité des témoignages, il a amené des personnes incarcérées à se raconter au cours de la rencontre avec une personnalité invitée.
Et parmi les centaines d’invités se trouvait l’artiste Claire Vézina, la conjointe de notre metteur en ondes ici présent, Marc-André Dubé. Tous deux jouaient d’ailleurs de folles mélodies au Fou bar il y quelques semaines.
Je reparcours mes dossiers et je constate que je retrouve parmi les documents des traces de nos communautés.
C’est-à-dire que bon, j’ai grandi à Québec, je suis allé à l’école à Québec, puis, oui, mon propre imaginaire me répond, j’ai commencé à déballer des archives et m’emballer avec les mots à Québec. Dans une famille de familles de documents, j’ai trouvé des photos et cet enregistrement-ci de décembre 1995.
J’entends cette question de Lotfi, une question qui était posée lors de l’émission du 23 décembre 1995, et je me rappelle la dernière question que Lotfi m’a adressée par courriel, l’année passée, à cette période-ci : il m’invitait à la dernière émission pour marquer la fin des Souverains anonymes, et surtout, pour célébrer le 35e anniversaire.
J’étais ailleurs à ce moment, dans les pays baltes, et j’ai été touché par ce geste de sa part. Mes oreilles se familiarisaient avec d’autres consonnes.
Mohamed Lotfi a aidé les personnes incarcérées, il les a accompagnées dans leur acheminement vers la parole, pour qu’elles nomment leur situation dans l’histoire, leurs torts et qu’elles reprennent en dignité.
Comme Lotfi le disait dans un entretien que j’ai réalisé avec lui, « la dignité même d’une personne, elle est là dans sa capacité de se raconter une histoire » et donc de raconter sa propre histoire.
Je raconte l’histoire de ces documents, d’où resurgissent des personnes, des récits, que l’on peut lire et reconnaître au sein d’une même grande famille.
Je pense aussi à ma grande tante, Line, qui a travaillé une bonne partie de sa carrière au Centre de détention de Québec.
Toutes ces personnes remerciées, dont les employés de Radio Basse-Ville, je les connais…de nom, de visages, de voix.
Je reconnais, en arrière-plan, le réel de la chanson Le sirop d’érable du groupe Le Rêve du diable.
Andrée Bilodeau m’a quant à elle aidée à mettre un nom sur le visages des membres du groupe Les Batinses, qui, dit-on, ont longuement exploité les Archives de folklores pour constituer leur répertoire.
Pour ma part, mon répertoire je l’ai constitué à partir du cadeau legs des archives que je continue de déballer devant vous.
Des documents d’archives qui nous rappellent des idées : celles de la réhabilitation, de l’accueil des nouveaux venus et l’accueil de la parole parlée, hésitante, d’une personne qui apprend une langue.
Il y a une approche, une pratique de l’hospitalité, dans cette émission, qui devrait nous inspirer encore longtemps, pour la radio, pour la ville.
Aujourd’hui, je continue de déballer le legs des archives de toutes ces familles. Je m’emballe à mon tour avec les mots, et je me souviens de ceux d’Alaclair ensemble que je conjugue au pluriel :
Les familles de familles de familles
C’est tout ce qui compte.
