[chronique] Promenade sonore entre le Liberty Park, WRFG et la Oral History Association

Voici la chronique Remue-mémoires présentée le 23 octobre 2025 à l’émission Québec Réveille, animée par Rémi Giguère et mise en ondes par Marc-André Dubé sur les ondes du 88,3, CKIA-FM Radio Basse-Ville.

*

Je suis posé sur un banc de parc à pianoter sur mon clavier et passe devant moi, un jeune homme aux écouteurs sur la tête. J’observe sa démarche, son pas et mon regard se porte sur le sac qu’il tient à la main.

À travers la transparence de son sac, je vois un vinyle.

Je le laisse filer, au pas nonchalant, et plus il s’éloigne, plus je regrette de ne pas l’avoir interpellé plus tôt. Je me demande sur quoi il vient de mettre la main.

Je termine mon breuvage et je finis la phrase que j’étais en train d’écrire.

Le jeune homme est plus haut dans le parc, à une quinzaine de mètres, juché sur une stèle, à profiter du soleil et faire craquer sa nuque au rythme de la musique.

J’observe la scène et je sais que je ne serai pas capable de rester passif. Je suis habité par une idée, celle d’aller à sa rencontre. C’est quoi son vinyle.

Il y a un ballon de soccer à côté de là où je suis. Je range mon attirail, finis ma cannette, et commence à donner des petits coups sur le ballon pour qu’il remonte la pente. Arrivé à quelques mètres de lui, je lui fais une passe. Il reçoit le ballon, on vit une action réciproque et il devient mon interlocuteur.

« Hey yo », lui dis-je. Et lui, candidement, me répondit « Whadup ».

Je ne résiste pas plus longuement. Et je lui pose la question à propos de la galette qu’il a dans son sac.

Il me montre la pochette – l’album Supercharged du groupe de soul R&B Tavares – et m’indique qu’il vient tout juste de l’acheter dans un disquaire sur Euclid Avenue, à quelques minutes de là où nous sommes.

On commence à discuter. On se rencontre autour d’un vinyle et d’un ballon de soccer.

Il me dit qu’il se nomme Leo (aka Jeffrey), qu’il est dj.

On jase.

Je lui parle de la game de la NBA hier, des Hawks contre les Heats de Miami.

Je lui dis à quel point je suis surpris : il y avait un dj, pour l’ambiance de la partie. Mais il y avait aussi un beatmaker qui l’accompagnait.

« Mang », lui dis-je avec exclamation. Un beatmaker, avec sa machine, son MPC quoi.

Il partage mon étonnement. Et il me dit : « Bienvenue à Atlanta ».

On apprend à se connaître. Et chose rare, très rare, il me dit qu’il a du temps aujourd’hui.

Il m’invite à ce qu’on marche ensemble jusqu’au recordstore où il a fait sa trouvaille, le Moods music/Crates ATL. Ça se trouve dans le Little Five Points, pas trop loin de la murale d’un duo iconique de la place, le groupe OutKast.

Avant d’entrer dans la boutique, il me dit, comme si je le connaissais, « imagine-toi que le rapper Tyler the creator était là, quelques minutes plus tôt, avant que j’achète mon vinyle ». Je prends cela comme une suggestion et je ressors de la boutique avec un album de cet artiste.

On continue de jaser.

Et je lui dis : « c’est à mon tour de choisir là où nous allons ». Je me sens suffisamment à l’aise avec lui pour lui dire que c’est comme ça que j’avais procédé jadis avec une amante que j’avais rencontrée en ville. À chacun son tour de choisir là où on va.

On continue de descendre Euclid avenue et on se dirige vers la radio communautaire du coin, WRFG, Radio Free Georgia.

On entre dans ce qui s’apparente à une ancienne école et, à travers les petites vitres de la porte, on voit les gens de la radio s’activer. Mais que font-ils? Qu’est-ce qu’ils fabriquent avec tous ces papiers-là et ces boîtes de documents?

Christopher, un des coordonnateurs, nous a accueilli les bras ouverts. Je m’étonne de la synchronicité, du kairos : nous sommes arrivés au moment où ils ont les mains dans les archives.

Aussi brève fut cette visite, elle nous a permis de comprendre la mission de Radio Free Georgia depuis 1973…

La radio comme un sanctuaire pour plus d’une communauté. En sortant de là, c’était au tour de Leo de choisir notre destination. Il nous a amenés sur la Beltline, un sentier sur un ancien chemin de fer et il m’a introduit à sa vie de cuisinier de jour.

Et j’ai commencé à raconter à mon comparse des bribes de l’épopée qui m’avaient amené jusqu’au Deep South, le berceau du Dirty South.

Tous les véhicules de la flotte de Greyhoud que j’ai empruntés et la temporalité du voyage qui se brouillait. Je lui ai dit que j’ai constaté l’équilibre précaire dans la logistique de transport qui peut causer des heures et des heures de retard. J’écoutais à ce moment-là la communauté de recherche de l’IRIS au balado de Fred Savard pour leur 25e.

Disons qu’à ce moment, la phrase « toutes nos vies sont marquées par les dysfonctions du marché » avait une correspondance directe avec ce que je vivais. Un service de transport pour les classes populaires, fréquenté essentiellement par la communauté afro-américaine, qui semble se déstructurer et manquer de financement.

Après deux heures à marcher la ville ensemble, Léo et moi avons développé une relation et je lui ai dit la raison pour laquelle je suis là, à Atlanta.

C’est le congrès de la Oral History Association et je présente avec mes complices à propos de la radio, l’histoire orale et l’ethnographie. Moi je m’occupe de parler des Trash Radios à Québec et de tout ce qui s’est passé à la Cour supérieure dans les dernières années. Stefan Santiago lui présente ses recherches entourant la radio et la revitalisation des langues autochtones au Québec, dont le wendat. Et Catherine Barnwell, quant à elle, introduit l’audience à la femme de théâtre Pol Pelletier.

Extrait de l’entretien avec Pol Pelletier à l’émission Mondes musicaux de Christine Borello, CKIA-FM, 1 mai 2021.

Tout le monde, à cette conférence, ne dit vraiment pas n’importe quoi. Les gens là témoignent de ce qui se passe dans leur culture locale.

En Californie, il était question des contributions des Black Panthers et des mouvements latinos et chicanos dans le Sud-Ouest américain.

Là, dans les États du Sud, il était question, entre autres, du mouvement des droits civiques. Le premier panneau de rue que j’ai lu, c’est le Atlanta Student Movement Boulevard. Un mouvement étudiant de 1960, oui, dans lequel on retrouvera un certain Michael King, qu’on surnommera Martin, et qui luttait contre la ségrégation raciale.

Un collègue de la Smithsonian, Jim Deutsch, que je croise presqu’une fois par année, a présenté des extraits d’une collection, la Living Atlanta Oral History, qui ont déjà été diffusés sur les ondes de Radio Free Georgia. On entend ici Dan Stephens en 1979, un barbier afro-américain qui témoigne d’un sujet chargé, de la ségrégation raciale.

Extrait d’entretien avec Dan Stephens, Living Atlanta Oral History, MSS 637.137, Kenan Research Center at Atlanta History Center, Digital Library of Georgia, 11 juillet 1979.

« It is just a different day and things have made tremendous changes ». Oui et non. Il y a encore, ancré profondément dans l’espace et la culture, des formes de ségrégation dans la société américaine.

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La culture est ordinaire et c’est de là qu’il faut partir, comme le disait Raymond Williams. Ça concerne des manières d’être, d’agir, de sentir, a « whole way of life » écrivait-il. La culture ordinaire qui se passe dans un parc, un disquaire, une radio communautaire. En ces lieux, ça parle, ça entre en relation, ça échange.

C’est là un espace potentiel pour réinventer la rencontre, malgré les différences.

« Je me suis fait des amis, j’en ai parlé dans mon entourage », dixit Gab Paquet. Ils m’ont fait découvrir des paysages sonores, m’ont partagé des affects et m’ont fait ressentir ce que c’est d’appartenir à une communauté, à une relation.

Je me suis fait des amis, j’en ai parlé dans mon entourage, et c’est avec vous que je prends le temps d’en remuer les mémoires.

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