[Chronique] Une trajectoire de documents peut en cacher une autre. La découverte de témoignages portant sur la crise de la conscription de 1918

Voici la chronique Remue-mémoires présentée le 17 avril 2025 à l’émission Québec Réveille, animée par Philippe Arseneault et mise en ondes par Marc-André Dubé sur les ondes du 88,3, CKIA-FM Radio Basse-Ville.

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Par un beau jour d’été 2024, où il n’y avait pas que les jardins qui étaient en fleur, je me dirige sur la rive nord de la rivière Saint-Charles, à la rencontre de deux membres fondateurs de Radio Basse-Ville. Il y a dix ans déjà, oui, j’avais rencontré ces deux-là, Monique Lapointe et Réjean Lemoine, pour qu’ils m’introduisent à leur histoire, celle de leur rencontre et des balbutiements de cette radio des quartiers populaires.

Dans mes mains, j’ai un microphone, mon cahier de notes et quelques dossiers que Monique a restitués à la radio quelques mois auparavant. Je veux qu’elle me raconte l’histoire de ces documents.

Cette fois-ci, plutôt que de mener l’entretien en sillonnant, les rues, en partant de l’ancienne adresse de la radio sur Saint-Joseph et en se rendant à la première adresse de Radio Basse-Ville au 570 rue du roi, on se rencontre chez eux. L’avantage d’être à leur domicile, c’est qu’on est plus près de leurs archives personnelles.

De fait, à mon arrivée, Réjean et Monique m’accueillent sur leur patio, à l’extérieur. Et que vois-je, posée au centre de la table comme illuminé par un halo ? Une boite de documents.

J’entre en conversation avec mes hôtes et je réussis tant bien que mal à me détourner du magnétisme des archives dans la boîte.

Mon voyage dans le temps commence avec Réjean, à qui je demande de me raconter son récit de vie radiophonique et sa vie antérieure, celle de conseiller municipal à l’époque où on le surnommait le maire de Saint-Roch.

Et je poursuis la discussion avec Monique. Il y a toujours entre nous les dossiers que j’ai amenés dans l’espoir d’avoir un commentaire à leur sujet. Et il y a également entre nous cette boite qu’elle finit par ouvrir.

Elle me remet ça, une boite de carton sur laquelle il est inscrit R.B.V. Archive émissions. C’est une boite de Mario Germain qui lui a été remise par son ancienne conjointe Sylvie.

Je me dirige vers les Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval, là où je peux lire ces enregistrements.

Chaque fois que j’entre dans la salle de lecture, je passe à côté d’un vieux magnétophone en bois, de son long cornet pourpre et j’entends une mélodie qu’on m’a fait entendre jadis, une mélodie à peine audible qui a été inscrite sur un rouleau de cire en 1905.

Attablé aux Archives de folklores, assis à côté du magnétophone Technics, je me sens bien. Je ne sais pas comment expliquer cet état d’être, je ne sais pas si c’est en raison de l’accueil d’Audrey depuis toutes ces années, de l’attention de Patrick qui nettoie délicatement les têtes de lecture pour me permettre d’entendre le plus clairement ou si c’est à cause de la présence des autres passionnés dans la salle de lecture, qui ont les mains dans les boîtes, les yeux sur les documents et la tête dans les nuages des mémoires.

Je suis là, je ne détourne pas mon regard davantage et j’ouvre la boite que j’ai entre les mains.

Cette boîte, je l’image déjà, contient un trésor de signifiants dont les mots n’ont pas été entendus depuis des décennies. Il y a des cassettes par dizaines, quelques bandes sonores et le tout est bien serrés grâce à une feuille chiffonnée qui empêche que le contenu bouge dans cette boite.

Ma curiosité m’amène à déplier la feuille pour constater que ce sont les pages C5 à C8 du journal Le devoir datant du 11 et 12 mars de l’année 2000. La date sur ces pages témoigne du moment où les archives ont été mises en boîte, soit quelques mois après le décès de Mario Germain, le 25 octobre 1999.

Sur un côté de cette page, on peut lire le titre « vacances jeunesse », un répertoire région par région des camps de jour. Et de l’autre, ce sont l’ensemble des titres du marché boursier qui ont été transigés le jour précédent.

J’ouvre un petit boitier contenant une bande sonore de 7po sur laquelle il est écrit « French As a Second Language » et « Émeute du jeudi saint ».

J’ai reçu cette boite-là en juillet, le temps a passé, et j’ai temporisé l’écoute jusqu’à présent. Je prends le temps de revenir au contexte de découverte avec Monique.

Je déballe ces petites boites et déroule les bobines avec une certaine excitation. Ce sont effectivement des témoignages relatifs à la Crise de la conscription qui a eu lieu à Québec, en 1918. Cette histoire-là, si importante pour notre ville, nous a été raconté plusieurs fois. Je nomme quelques événements, pour le décompte, l’économie de la mémoire.

Ce fut Jean Provencher au début des années 1970, le premier, qui voulait entre autres rappeler que l’armée avait déjà été dans les rues de Québec avant la crise d’octobre 1970. En 1998, à l’initiative d’un groupe de citoyens, l’artiste Aline Martineau a réalisé le monument Québec, Printemps 1918 au coin des rues Saint-Joseph et Saint-Vallier et Myriam Lambert a présenté en 2011 l’installation Les spotters durant une édition du Mois Multi, une installation qui porte aussi le titre Concert de bottes militaires sur un cercueil. Enfin, plus récemment, c’était le cinéaste Jean-Philippe Nadeau Marcoux avec son court métrage de fiction Le Cube de Sucre qui a voulu transmettre ces événements.

À l’occasion du 100e anniversaire en 2018, cette histoire-là a été racontée à nouveau lors d’une promenade de Jane par le collectif La Lanterne et une intervention de Wartin Pantois. Cette année-là, dans le cadre du Carrefour international de Théâtre, une lecture de la pièce Québec, Printemps 1918 a été présentée au Parc Jean-Paul L’Allier. Relevant du théâtre documentaire, cette œuvre s’inspirait du rapport du coroner chargé d’enquêter sur la mort de quatre hommes, tués par les balles d’une mitrailleuse au coin des rues Saint-Joseph et Saint-Vallier : George Demeule (14 ans), Joseph-Édouard Tremblay (23 ans), Alexandre Bussières (25 ans) et Honoré Bergeron (49 ans).

Cette histoire a profondément marqué Québec, en inscrivant désormais la ville dans une histoire transnationale.

C’est l’histoire de Canadiens français qui ne se sont jamais sentis comme des sujets de la Reine et de l’Empire, mais qui, par la force des choses, se retrouvent forcés à aller combattre pour la patrie. Dès le mois d’août 1914, au moment où la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne, le Canada se retrouve lui aussi en état de guerre, puisque le pays n’était qu’un dominion de la Couronne britannique. Des milliers de jeunes canadiens se sont enrôlés pour aller se battre au front. Au Québec toutefois, il n’y avait pas ce sentiment de loyauté envers les Britanniques.

À la fin de l’été 1917, le Parlement canadien adopta la Loi du service militaire et les officiers fédéraux, des spotters, sont chargés de trouver les dissidents, les déserteurs, ceux qui chantaient bien avant Boris Vian et la guerre d’Indochine,

Monsieur le Président

Je ne veux pas la faire

Je ne suis pas sur terre

Pour tuer des pauvres gens

Durant la semaine sainte de 1918, le climat de la ville de Québec est tendu, les spotters traquent les conscrits à la campagne comme en ville. À la veille de Pâques, c’est dans une salle de quilles de Saint-Roch et à la Place Jacques-Cartier que commence une querelle entre la population de Québec – farouchement antimilitariste –, les forces de l’ordre de la police de Québec et les officiers fédéraux de l’Armée canadienne.

J’ai retrouvé comme cela, dans cette boîte, près de quatre heures de témoignages qui ne pas toujours audibles, de gens dont j’ignore le nom, qui étaient contre la conscription et qui raconte la crise de 1918. Ce sont des extraits tellement courts qu’on pourrait dire des retailles de témoignages. Et toutes ces phrases sur ces rubans pourraient servir à raconter, à nouveau, cette histoire de résistance bien de chez nous, une histoire d’inservitude volontaire.

Peu à peu, je recompose la série de gestes qui a permis à cette boite de se rendre jusqu’à moi : un collecteur dont j’ignore le nom a consigné des témoignages d’anonymes avec un microphone et les enregistrements se sont passés entre les mains de Mario, de Sylvie et celles de Monique.

De la rivière Saint-Charles aux Archives de folklore, me voici à présent à la radio, où je déplie patiemment ces phrases devant Philippe. Marc-André, quant à lui, permet à ces phrases de trouver un écho sur les ondes.  

Je me sens bien, lorsque je me terre derrière le microphone, à écouter les mammifères qui parlent une fois qu’on leur a lancé une question.

Je me sens bien, lorsque j’écoute des bandes sonores, que je dialogue avec toutes ces personnes qui s’occupent des archives – les intercesseurs.

Je ne sais pas comment expliquer cet état d’être, c’est peut-être le simple fait d’être in media res, entre ces lieux-là, des lieux de production, de conservation et de diffusion des archives. Je déplace des documents dans l’espace, je retourne en 1918, vers des lieux de mémoires, et je sais, grâce à vous, que j’appartiens à des communautés et à une histoire.

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Pour connaître davantage les événements de la Crise de la conscription à Québec en 1918 et les multiples commémorations au fil des années, je vous redirige vers ma contribution intitulée « Notes sur le geste de commémorer autrement Les modes d’expression non traditionnels de la commémoration » parue dans la revue Ethnologie en 2018.

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