Voici la chronique Remue-mémoires présentée le 6 février 2025 à l’émission Québec Réveille, animée par Philippe Arseneault sur les ondes du 88,3, CKIA-FM Radio Basse-Ville. Crédit photo : Pascaline Lamare.
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J’ai peine à croire que cette radio est là où elle est, sur cette plaque psychogéographique là : au bas de l’escalier Lépine, où bout de la rue Fleurie, au cœur de cette paroisse qu’on nommait jadis Notre-Dame-de-la-Paix – juste avant une série d’éviction et la construction de l’autoroute Dufferin-Montmorency.
J’ai peine à croire que cette radio est là où elle est, à quelques jets de pierre de l’îlot Fleurie, un site qui fut aussi un haut lieu de l’histoire populaire – du temps de Louis Fortier, du Sommet des peuples de 2001 et d’une édition de Réclame ta rue.
J’ai peine à croire que cette radio est là où elle est, dans cette maison presque bicentenaire, dont l’influence stylistique est dite britannique, londonienne, néoclassique. En consultant la fiche de ce bâtiment municipal, je constate que son intérêt patrimonial est encore qualifié de « présumé ». Or, depuis février 2025, cet intérêt n’est plus présumé.
Un patrimoine immatériel et bien vivant se manifeste à présent, il s’entend quotidiennement, il se produit sur les ondes hertziennes : ce sont des mammifères qui parlent ici, aux microphones, des gens de parole qui parlent pour s’entendre et parlent pour parler. Il faudra donc ajouter à la fiche du 556 carré Lépine que l’intérêt patrimonial n’est plus présumé, mais qu’il est confirmé, assuré, sûr et certain.
« C’est notre première émission à partir de notre maison », c’est ce qu’a dit Ras Kiko à l’émission Dread al control ce mardi soir, et pour l’occasion je me permets de convier un invité, Gaston Louis Pierre Bachelard, un philosophe français pour qui la maison « abrite la rêverie », « protège le rêveur » et « nous permet de rêver en paix ».
Pour lui, dans La poétique de l’espace, il y a quelque chose qui opère en nous « à travers les souvenirs de toutes les maisons où nous avons trouvé abri ». Voici un passage qu’il a écrit que je vous partage avec ma voix :
« Quand, dans la nouvelle maison, reviennent les souvenirs des anciennes demeures, nous allons au pays de l’Enfance Immobile, immobile comme l’Immémorial ».
Je me laisse aller et je pense aux anciennes demeures : le 570 rue du Roi, le 600 côte d’Abraham, le 335 rue Saint-Joseph, le 191 rue Saint-Paul. Et je n’ai pas besoin de forcer quoi que ce soit, comme il l’écrit, « […] les lieux où l’on a vécu la rêverie se restituent d’eux-mêmes dans une nouvelle rêverie. C’est parce que les souvenirs des anciennes demeures sont revécus comme des rêveries que les demeures du passé sont en nous impérissables ».
Depuis cette maison repérée par Rebecca, je continue ma rêverie avec Gaston.
« Bien entendu, grâce à la maison, un grand nombre de nos souvenirs sont logés et si la maison se complique un peu, si elle a cave et grenier, des coins et des couloirs, nos souvenirs ont des refuges de mieux en mieux caractérisés. »
Je prends la mesure de ce bâtiment sur trois étages : en descendant les escaliers, je touche les poutres centenaires qui soutiennent sa structure, je vois les pierres immobiles du sous-sol qui rappellent le processus lent, profond, géologique, du temps. Et ce que me montre Marie-Josée avec son pied : le bas-fond rocheux du Cap Diamant sur lequel la maison est accrochée.
Je me dis que, dans ce sous-sol, les phrases échos sonores que l’on a mis en boîte seront entreposés dans les hauteurs de cette fondation, en espérant qu’elles ne soient plus jamais des archives flottantes.
Aux étages supérieurs, on exploitera sans doute ces phrases encore pendant des décennies, parce que oui, comme Gabrielle Giasson-Dulude l’indique dans l’ouvrage Entre les murs, des voix : « On respira les phrases des autres : on les rapporte, les interprète. Leurs voix font écho en soi, on les relance. » Et ces phrases, elles seront diffusées depuis l’antenne au sommet de la tour Marie-Guyard, comme la pointait Marlène, cette antenne que l’on voit à travers une fenêtre de notre maison.
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Nous déballons nos microphones devant de nouvelles fenêtres au carré Lépine. N’est-ce pas une bonne occasion, actuellement, pour se demander à quoi servent nos micros ?
Et pourquoi pas continuer nos rêveries, plus largement, par libre association, entourant les microphones au cœur de la cité ?
À quoi ça sert un micro, Philippe? À l’Assemblée nationale, au conseil municipal, au Pantoum, au Saint-Angèle, au Périscope ?
Pour crier, pour chanter, pour articuler une pensée, pour exprimer une revendication.
Et puis ici, dans une radio communautaire, à CKIA, à Radio Basse-Ville, je pense à Monique, Christine, Mbaï, à quoi servent-ils nos microphones ?
En écoutant les ondes hertziennes, comme celles du 88,3, on prend conscience de la diversité des usages du microphone. En plongeant dans un passé pas si lointain, en 2015-2016, et en remuant les dossiers poussiéreux dans les nuages numériques, j’ai retrouvé des éléments illustrant le bon usage du microphone dans la pratique d’un ancien de la station, Paquito Bernard.
Je respire les phrases d’une autre grâce à l’enregistrement et, comme l’écrit Bachelard, « les lieux où l’on a vécu la rêverie se restituent d’eux-mêmes dans une nouvelle rêverie ». Je prône la diversité des usages du microphone, mais j’ai un certain penchant pour le micro en itinérance. Cette idée-là de rapprocher le micro de la fenêtre, ça vient de la mythique émission de France Inter, Là-bas si j’y suis, de Daniel Mermet et son équipe.
« Il faut rapprocher le micro de la fenêtre », c’est l’injonction que Mermet répète et que l’on pourrait reprendre à notre compte, nous qui déballons nos microphones devant de nouvelles fenêtres au carré Lépine.
Depuis la maison où je suis, un nouveau paysage s’imprègne désormais sur ma rétine. Et, au creux de mes oreilles, j’entends d’autres voix – rauques, éraillées, chancelantes – qui forme un autre paysage sonore.
Continuons la rêverie : et si, dans notre travail d’intervention radiophonique – un travail sur le langage, un travail parlé, un travail d’écoute – nous permettions à des personnes de passer du bruit au son et du son au sens. En posant sa voix, en amenant quelqu’un à la poser, je crois que nous pourrions faire ce chemin, du bruit au son, du cri au chant.
L’enseignante en littérature et autrice également du livre Les Chants du mime, Gabrielle Giasson-Dulude mentionne ceci qui pourrait nous être utile, nous qui déballons nos microphones près de nouvelles fenêtres.
« Je rêve au jaillissement de voix nouées, bégayantes. Je souhaite encore ne pas m’exclure des gens qui bégayent, ou des personnes qui font bégayer les autres, que l’on ne s’exclue jamais de ce qui est fragile, blessé, déçu, violenté, comme de ce qui est pitoyable, autoritaire, minable, abusif, puisque l’autre est en soi, que l’on est tout le monde, sachant que chercher une phrase,en ces corps en cage, peut offrir une émancipation. »
Nous reconnectons les fils aujourd’hui et nous le ferons encore demain. Je pense que nous pouvons continuer de repenser l’usage des microphones. Servent-ils à répéter les mêmes phrases, ad nauseam ? Ou peuvent-ils permettre à d’autres voix d’émerger, de chercher une phrase ?
Je relaie cette phrase-ci de 1984 qui peut nous inspirer, une phrase de notre Manifeste pour une radio communautaire alternative et démocratique :
« Si la radio communautaire veut rester un lieu d’expérimentation culturelle, musicale et sociale, elle doit redevenir forcément un lieu de construction de nouvelles solidarités et de nouveaux espoirs politiques ».
Et pour continuer d’être un tel lieu, à partir de notre maison, cela passe par un geste, celui de rapprocher le micro de la fenêtre.