Voici la chronique Remue-mémoires présentée le 19 décembre 2024 à l’émission Québec, Réveille, animée par Philippe Arseneault sur les ondes du 88,3, CKIA-FM Radio Basse-Ville
Assis à la bibliothèque Gabrielle Roy, mon regard porte à travers la fenêtre et s’arrête quelques mètres plus loin sur la façade de la tour Fresk.
Petit matin sans horizon, au hasard j’ouvre le journal Le Soleil, je lis l’article « Trudel à bout de patience avec l’îlot Dorchester » de Céline Fabriès.
J’aurais voulu dire autre chose, mais la journaliste relaie à ce point les doléances de ce promoteur immobilier, qui interpelle les élus, que je me demande si ce n’est pas du contenu payé par le groupe Trudel, Trudel Alliance, Trudel Alliance société en commandite.
L’article est, je dirais, complaisant envers le promoteur, en glissant en conclusion, dans le human interest avec une section, je cite, « Cinq questions à un homme d’action ».
Rien, absolument rien, dans cet article, c’est-à-dire de la part de cette journaliste, sur le fait que le promoteur pourrait seulement déposer un projet conforme à la réglementation actuelle – qui correspond à une limite de dix étages.
Rien, absolument rien, sur le fait des citoyens et citoyennes se mobilisent par centaines pour un quartier à échelle humaine, sur l’existence d’un Collectif Saint-Roch/Saint-Jean-Baptiste, sur l’histoire des mobilisations entourant l’îlot Dorchester.
Je suis là devant cette tour et je roucoule les paroles…
« J’ai la mémoire qui flanche
J’me souviens plus très bien »
Assis là, petit matin sans horizon devant la tour Fresk, je regarde devant moi et me dis que la ville est un jardin de sable, un tableau d’ardoise, un bloc-note magique, où on réussit difficilement à lire l’histoire de son aménagement.
Certains traitements médiatiques semblent évacuer l’histoire et générer une forme d’amnésie, alors que d’autres semblent entretenir une mémoire collective qui s’articule justement autour des rapports sociaux.
La tour Fresk devant moi, cette tour dont l’orthographe de son nom évoque une novlangue, est située à un endroit précis, en un lieu de mémoire. Pendant plus d’un siècle, ce lieu a été nommé la Place Jacques-Cartier.
Il y a eu là, sur la place Jacques-Cartier, un marché public, des halles, avec des assemblées publiques et des représentations théâtrales. On dit même que la première projection cinématographique à Québec a eu lieu là, dans les halles Jacques-Cartier. À l’époque de la conscription de la Première Guerre mondiale et du mouvement de résistance qui s’ensuit, cette place publique est le lieu de départ des manifestations. Ce fut, oui, un haut lieu de l’histoire populaire.
« J’ai la mémoire qui flanche
J’me souviens plus très bien
Quel pouvait être son prénom
Et quel était son nom
Il s’appelait, je l’appelais… »
Je l’appelais, encore récemment, « la place éphémère ».
Difficile de lire le palimpseste de la ville, les couches successives qui se déposent à la surface et les significations qui disparaissent sous le béton ou le nom d’une corporation.
Difficile de lire la mémoire tacite des luttes, cette mémoire instable et précaire, dont seuls les groupes de citoyens et citoyennes ainsi que les médias communautaires conservent les traces.
Assis là, petit matin sans horizon devant la tour, je me souviens d’un entretien réalisé il y a dix ans, à quelques mètres de là où je suis, dans les anciens studios de CKIA sur la rue Saint-Joseph. En 2014, je voulais comprendre l’histoire du quartier Saint-Roch dans lequel s’est implanté Radio Basse-Ville et j’avais rencontré le militant, organisateur communautaire et géographe urbain Marc Boutin. Au moment de l’entretien, c’était le début des débats entourant l’îlot Irving, le Phare de Québec et le chantier de la tour Fresk allait commencer.
Marc me rappelait les rudiments de la vie urbaine, comme quoi « c’est un rapport de force constant ». Au fil des années, ce militant infatigable du Comité populaire Saint-Jean-Baptiste avait trouvé une façon de s’engager dans ce rapport de force, de revendiquer son droit à la ville. C’est dans les pages du journal Droit de parole qu’il a agi avec le plus de clarté. Il écrivait des articles, mais il dessinait comme d’aucuns et chacun de ses dessins représentaient une contre-proposition à des projets immobiliers – une véritable proposition citoyenne.
Ça ne date pas d’hier que les citoyens et citoyennes proposent des alternatives aux projets d’aménagement de la ville, et précisément à propos de l’îlot Dorchester.
Je me souviens, à l’occasion d’une marche urbaine, une des nombreuses auxquelles j’ai eu la chance de participer, un résident de Saint-Roch, Marc Grignon, qui est aussi professeur et spécialiste de l’histoire de l’architecture, nous partageait un argument en plein air. Et depuis là où nous étions, au haut de l’escalier de la côte Badelard, la démonstration qu’il avait à faire était assez simple. Il nous parlait de la percée visuelle que nous avons depuis cet escalier, une percée qui nous permet de voir l’horizon, de suivre du regard le contour de l’édifice centenaire de la Fabrique.
Assis là, devant la tour, je me rendais compte que de ce petit matin sans horizon, j’avais appris beaucoup des autres, j’avais appris à lire la ville, à partir de certaines percées. Dans la ville de Québec, au début des années 1980, il y a eu un collectif qui organisait des tours de ville dans les quartiers centraux et dont la visée était justement de transmettre cette lecture et ce rapport de force. Un des animateurs du collectif L’Autre ville, Yvon Saint-Hilaire, me rappelait qu’ils n’étaient pas bien perçus par la municipalité.
En cherchant à comprendre cette histoire du quartier Saint-Roch, j’ai pu rencontrer un des membres fondateurs du Rassemblement populaire, Pierre Racicot. Il me racontait comment une mobilisation s’était organisée autour du rapport Ezop pour s’opposer à certaines visions « bétonnés » du réaménagement urbain.
L’histoire qui est encore transmise, ce n’est pas une histoire sans horizon, c’est une histoire de percées, celle de luttes sur la longue durée, menées avec acharnement par plus d’une génération. Et Marc Boutin avait une vision réjouissante de la résistance.
« Quand on commence à s’occuper de son territoire, à résister, dit Marc Boutin, on commence à jouir de la vie en ville ».
Et cela, combien de citoyens et citoyennes le font, quotidiennement, actuellement. C’est le cas, entre autres, de celles et ceux du collectif Saint-Roch/Saint-Jean-Baptiste qui rappelle, dans le journal Droit de Parole, l’histoire de cette lutte entourant l’îlot Dorchester.
Un signataire du rapport Ezop et enseignant en service social, Gérald Doré, avait une pensée intéressante entourant la mémoire des luttes.
La mémoire n’est donc pas bonne que pour les rêveries ou la nostalgie, elle permet d’inscrire un mouvement dans cette tradition-là de résistance, une tradition qui n’est pas du tout à bout de patience et qui permet de dégager le sens de l’action.
Les archives peuvent être des documents pour l’action, pour rappeler aux élus leur rôle en regard de l’intérêt collectif et de la res publica, la chose publique.
Les archives ne sont pas de simples réceptacles du passé. Elles servent les personnes qui s’en servent, pour réinformer le logiciel de la critique et densifier une tradition – une histoire de percées.