[carnet de voyage] Quand le peuple prend la rue, il faut bien enregistrer les lieux et l’expression de la manifestation

Quelque temps encore pour ce périple européen qui tire à sa fin, voici quelques clichés d’une seule journée, le 5 décembre, de Bercy à la Gaîté lyrique. En bonus, des extraits sonores de la manifestation récoltés par mon complice Abel – un jeune chasseur de son.

Pour celleux qui se demande que se passe-t-il quand des politiciens foutent la pagaille à l’Assemblée nationale ? Eh bien, on cherche habituellement à identifier des causes et des responsables pour ne plus que cela se reproduise. Or, à présent, en France, les principaux responsables – Macron, Barnier et consort – se targuent de ne pas être responsables de quoi que ce soit en regard de la situation politique actuelle, en pointant vers les extrêmes de gauche et de droite.

Une des causes de la situation actuelle est le recours à l’article 49.3 de la Constitution, lequel permet d’adopter un texte de loi sans le vote des membres de l’Assemblée nationale. Il y a deux ans, une émission de France Culture était d’ailleurs revenue sur l’historique de cet article : Pourquoi avoir inventé le 49.3 ?. Et je m’étais étonné, lors de mes pérégrinations radiophonico-archivistique aux abords de la Loire à l’automne 2022, de découvrir dans une radio associative de Tours, Radio Béton, que la station était à ce point perméable à la politique. Ils avaient reproduit un pastiche de leur bannière, en inscrivant « Diktat! 49,3 FM », comme si le numéro de l’article était une fréquence hertzienne.

Le cœur du litige est ainsi lié à l’adoption du budget de l’État. Parmi les quelques projets de loi de finance pour 2025, j’ai été sensibilisé aux coupes dans le budget des radios associatives, un « coup de guillotine » qui devait réduire les budgets de 35%. Le gouvernement prévoyait aussi couper la presque totalité des investissements en faveur du vélo dans les grandes villes françaises, comme me racontait Roman, un camarade rencontré jadis grâce à l’association internationale de cyclistes Warmshowers. À cela s’ajoute, pour nommer un poste budgétaire supplémentaire, des suppressions de postes et des coupes drastiques dans l’éducation nationale.

Après le vote d’une motion de censure et la démission du Premier ministre, cela a ainsi pour conséquence de mobiliser la société civile de manière massive dans les rues, et ce, pas n’importe où : à côté du Ministère de l’économie et des finances à Bercy. Les principaux syndicats (CGT, CNT, Sud) ont mobilisé leurs membres et plusieurs syndicats étudiants étaient également présents (FAGE, UNEF, L’Union étudiante). Ce fut un plaisir de marcher à leur côté et ressentir le caractère vivifiant d’une manifestation – l’effervescence collective comme le disait le sociologue Émile Durkheim.

La manifestation, qui s’inscrit dans le registre d’action du mouvement ouvrier depuis le long XIXe siècle, est une tradition profondément ancrée en France. Et pour écrire à son sujet, il y a un besoin de traces, d’archives, sur lesquelles il est possible de s’appuyer. L’historien Philippe Artières dans l’ouvrage La banderole. Histoire d’un objet politique ou l’archiviste Jean-Philippe Legois dans Les slogans de 68 ont démontré à leur manière l’importance de consigner ces événements pour l’écriture de l’histoire contemporaine. La manifestation investit ainsi toujours des lieux symboliques, comme l’ont démontré Martin Pâquet et Jocelyn Saint-Pierre, et son expression est toujours circonstancielle en regard des enjeux locaux et transnationaux.

Voici donc quelques slogans de la manifestation de ce jeudi 5 décembre à Paris, capté par mon camarade ouvrier de la cueillette Abel. Ces enregistrements de champs (fieldrecordings), ces morceaux de son (soundbits), correspondent à l’expression collective de la foule à un moment précis de l’histoire.

Toutes sortes d’acteurs contribuent à l’enregistrement de l’expression de la manifestation, des journalistes, passant par les cinéastes et jusqu’aux citoyens et citoyennes qui prennent des clichés et des vidéos, sans pour autant les archiver. Un réalisateur lié historiquement à Radio-Canut à Lyon, Olivier Minot, commence justement son documentaire La révolution ne sera pas podcastée en recensant les différents fichiers de manifestations qu’il a enregistrées au fil du temps. Il y aurait une réflexion à poursuivre à ce sujet, en suivant le dossier Du film aux archives audiovisuelles…et réciproquement : itinéraires de rushes de la revue Sonorité.

Le soir même de cette manifestation se déroulait également l’enregistrement d’une émission de radio en direct à la Gaité Lyrique. Sur scène, à fabriquer de la radio, j’ai vu à l’œuvre Olivier Minot et ses complices Annabelle Brouard, Mathilde Guermonprez, Alexandre Markoff, Clémence Allezard et le chanteur déluré Reno Bistan.

« Le Radio show revient à la Gaîté et propose un voyage dans le temps, à l’époque où l’on pouvait encore être de gauche. Dans le coma depuis 1997, Jipé vient de se réveiller. Son dernier souvenir, c’est la victoire de la gauche aux législatives pour qui il avait fait campagne et l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon. Alors il est persuadé qu’en 24 ans de sommeil, le progrès social est allé au-delà de ses espérances. L’équipe du Radio Show doit-elle lui décrire l’état de la gauche en 2024 ? Lui prévoir une thérapie de conversion ou lui cacher la vérité, et tenter un remake de « Goodbye Lénin » en « Goodbye Jospine » ? Venez assister à une fiction radio jouée en léger direct sur scène et montée avec des séquences de documentaires, des sons pleins de nostalgie des 90’s, une permanente Jospinienne, des micro-trottoirs éco-terroristes, des montages médiatiques léninfiants, des interviews islamo-gauchistes et des chansons à reprendre en chœur. Avec les voix de gens de droite dans la rue, des militant·es de gauches dans les manifs, celles de Magyd Cherfi à Toulouse et de Lucie Castets à Paris… »

Ce fut un plaisir d’assister à cette performance devant public, une formule radio éclectique alliant des entretiens, des montages, des extraits musicaux et une narration à cinq voix. Disons qu’il y a là des sources d’inspiration pour une radio populaire, audacieuse, une radio au service de certains idéaux de gauche, qui sont loin de la démagogie et de l’information spectacle.

Après la prestation, j’ai continué la visite du bâtiment, ce « lieu de fête et d’engagement ». À l’étage, il y avait la fin d’une conférence de la Coalition contre le gaspillage immobilier qui appelle à une mobilisation sans concession pour loger des centaines de milliers de personnes dignement en France.

Je redescends, me prends un demi et commence le plus lentement possible à papillonner entre les différentes personnes qui sont là – la crème de la radio artisanale française. Ça porte le sac du festival de Brest Longueur d’ondes, ça parle d’un podcast sur le bégaiement, d’une série documentaire en élaboration, d’artistes de la scène locale.

Je rencontre Gilles Davidas, un producteur de France Culture de longue date. Après avoir mentionné Brest et la Bretagne, je lui parle du livre dans mon sac, 60 ans au poste. Journal d’un auditeur de Fañch Langoët que j’ai croisé quelques semaines auparavant à Lausanne, et du tailleur de son Yann Paranthoën que j’aimerais connaître davantage. Il me dit qu’il a travaillé avec lui, jadis, et il me parle de son ami Michel Désautels et de sa regrettée conjointe, Chantal Jolis. Il me dit à quel point cette femme de Grenoble était une grande voix à France Inter, qu’elle a poursuivi sa carrière au Québec et qu’elle détonnait avec la psychorigidité de Radio-Canada. Et après notre discussion, avant qu’on ne se quitte, il me répète : n’oubli pas Chantal Jolis.

Quelques pas de plus et je prends le temps de relever à Reno Bistan que j’ai apprécié son Radio Bistan et il me parle de son père qui a vécu au Québec et écrit une fiction qui se rend jusqu’à Chibougamau. Je prends le temps de lui dire que c’est loin, Chibougamau, et je ne prends pas le temps de lui demande le nom de son père. Et il me parle à son tour de Radio-Canada, de sa belle-mère qui a travaillé là-bas.     

Avant de quitter, je vais serrer la pince à Minot, un verre de jus de pomme à la main, dont l’odeur me monte jusqu’au nez. On se rappelle les bons coups de Mégacombi à Radio-Canut, au bas de la Croix-Rousse et il me présente à d’autres de ses complices, dont Antoine Chao, le frère de l’autre, qui me parle de radio d’intervention et de Making Waves. Ce dernier m’introduit à Radio Klaxon, la radio des zadistes de Notre-Dame des Landes et à un mémoire de maîtrise qui a été réalisé à ce sujet par Tristan Lamour.

Je quitte la Gaité Lyrique et je retourne tranquillement vers ma résidence à Poissy. La journée se termine, mon enregistreuse est pleine de morceaux de son, j’ai les oreilles pleines de paysages sonores. Et je me dis une chose : je me réjouis que les piles qui étaient dans le fond de mes poches n’étaient pas vides. J’ai pu capter quelques sons avec mon complice.

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