Voici la chronique Remue-mémoires présentée le 4 octobre 2024 à l’émission Québec Réveille, animée par Philippe Arseneault sur les ondes du 88,3, CKIA-FM Radio Basse-Ville.
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« On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses marges, ses fous et ses déviants ». Ce sont les mots du psychiatre français, Lucien Bonnafé, un médecin partisan de la désaliénation et un poète marqué par le surréalisme.
Ici au Québec, de quelle manière traite-t-on ces individus nommés « fous », « déviants » et les gens qui sont à la rue ? Et, pour juger de ce degré de civilisation de notre société, comment est-ce qu’on prend en charge les personnes incarcérées dans les prisons québécoises ?
Cette dernière question, un Québécois d’origine marocaine arrivé au Québec dans les années 1980 y a répondu, pour nous, pendant les quarante dernières années.
Il s’appelle Mohamed Lotfi, il est le maître d’œuvre de l’émission les Souverains Anonymes, une émission de radio depuis 1989 qui a permis à des milliers de détenus du centre de détention de Montréal – la prison de Bordeaux – de faire l’expérience de la prise de parole au micro.
Il y a dix ans, au moment où je commençais à réaliser l’émission Faire parler 30 ans de différence, j’ai trouvé dans le sous-sol une caisse complète de cassettes sur lesquels il était écrit Souverains anonymes. Il y avait toutes sortes de sous-titres sur ces cassettes : Michel Chartrand, Pierre Falardeau, Céline Dion, Gaston Miron, Richard Desjardins, Françoise David. Le principe de cette émission était simple : il consistait à susciter des rencontres entre des détenues et des personnalités artistiques ou politiques.
J’ai découvert ces cassettes là à l’été 2014, le contexte était singulier autant pour la station que pour moi. En 2014, la station se relevait encore, après un déménagement, d’une crise financière. Et à cette période-là, je commençais à m’engager davantage dans une démarche de recherche – une démarche à la fois théorique et très personnelle.
Je commençais à réfléchir, avec l’auteur Michel Foucault, au souci de soi, à ce rapport pratique que l’on a d’être en rapport avec les autres, avec soi, et ce, grâce aux autres. Il y a avait là, dans les deux cas, un rapport à l’histoire qui s’ouvrait, un rapport à soi qui a une histoire singulière.
J’apprenais peu à peu à nommer des choses, à faire entrer des réalités très personnelles dans le langage. J’apprenais à sortir du silence, à dire « moi aussi ». Exactement comme il en était question récemment dans l’article « Le timide #metoo des hommes » publié dans le journal français Le Monde.
Au moment où j’écoutais le témoignage des détenus, je m’identifiais, j’avais une pensée pour cette personne qui allait être dans cette situation, en raison d’un geste que j’allais poser quelques années plus tard. Même si je ne suis pas friand des recours policiers, judiciaires et carcéraux, j’avais besoin de m’adresser à un représentant de la société, un tiers, un juge, pour nommer des faits et rétablir un sens de la justice et de l’éthique.
C’est donc dans ce contexte que j’ai découvert les Souverains Anonymes et, suivant ce rapport social, que j’ai exploité ces archives. La réhabilitation des personnes incarcérées me travaillait personnellement et j’ai même été jusqu’à citer, sans le nommer, le philosophe allemand Hegel, pour penser l’identité d’une personne qui est dite criminelle.
J’ai tout de suite aimé cette émission, son format, l’idée d’amener des personnes incarcérées à se raconter, à exprimer leur point de vue. Dans les archives de la station, j’apprenais qu’une des premières initiatives audacieuses de Radio Basse-Ville, à peine quelques semaines après sa mise en ondes à l’automne 1984, a été de produire une émission en triplex avec la maison Gomin, qui était un centre de détention pour femmes, la prison d’Orsainville ainsi que la brasserie Le Tonneau dans le Mail Saint-Roch.
Dix années plus tard, est venue au monde l’idée des Souverains d’Orsainville. C’était une initiative du Groupe de défenses des droits des détenues et de Radio Basse-Ville, dont Andrée Pomerleau que j’ai rencontrée il y a dix ans de cela.
Pendant plus de trois décennies, Mohamed Lotfi a expérimenté dans le milieu carcéral, à titre de praticien du témoignage oral, en tant qu’animateur, travailleur communautaire. Il reste de ce travail acharné un ouvrage paru en 2019, Vols de temps. Chroniques des années anonymes, un site Internet et, évidemment, des documents d’archives produit ici et disséminé un peu partout – les documents des Souverains d’Orsainville.
Ça a pris plusieurs années avant que j’aille à la rencontre de Mohamed. Je voulais comprendre ses manières de faire, tout ce qui vient en amont de ce qu’on entend à la radio, de l’art du montage de cet artisan infatigable.
Et il m’a raconté, il m’a expliqué : lors des séances préparatoires, dit-il, « on est tout le temps en train d’expérimenter autour du langage », « c’est devenu vraiment une activité qui travaille sur le langage, la création, l’imagination – et quelle que soit la forme : que ça soit de la poésie, le témoignage, le texte, la prose, peu importe, le théâtre, le cinéma, tout ça ». Et voici, comme il prend le temps de l’expliquer, une des formes d’expérimentation avec le langage, une façon dirait-on de performer son identité.
« La dignité même d’une personne, elle est là dans sa capacité de se raconter une histoire ». Cette émission avait une raison d’être, soit de conduire les détenues à s’exprimer, à parler d’eux, à se déprendre d’eux-mêmes grâce à des prises de parole.
Mohamed Lotfi conserve et valorise par lui-même ses propres archives, sans doute parce qu’il a une conscience très claire de la valeur de son travail et parce qu’il connaît également la tendance actuelle de la société en regard de la réhabilitation. Il n’entretient certainement pas une vision idyllique des archives, comme si elles permettaient seulement de vivre une aventure, un trip, de nostalgie.
Si les archives publiques, celles qui sont produites par l’appareil policier, judiciaire et carcéral, témoignent, du dehors et par le haut, presqu’exclusivement de la mission de sécurité publique des centres de détention, là les archives des Souverains, aussi fragiles soient-elles, permettent de penser « du dedans » et par « en bas », des voix marginalisées, des prises de paroles rares.
À l’instar du psychiatre Lucien Bonnafé, je crois qu’on peut juger du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses archives et, particulièrement, les archives de ses marges, de ses fous et ses déviants, dont celles qui donnent à entendre la voix des personnes incarcérées – ces personnes que l’on côtoie et qui sont en processus de réhabilitation.