[chronique] La transmission des témoignages, des mémoires et des archives dans la communauté. Éléments biographiques de Michel Gignac, un ouvrier de la cueillette.

La contribution de Michel Gignac a déjà été soulignée dans l’ouvrage De Cloches et de voix. Patrimoine de la vie paroissiale à Notre-Dame-de-Grâce de Québec 1924-2009 de Dale Gilbert, publié en 2012 aux éditions Zemë. Ses efforts soutenus pour recenser les plus grands succès musicaux à la radio ont également été relevés dans l’article « La quête pour reconstituer la musique populaire au Québec » dans le journal Le Devoir. Il reste maintenant à rendre compte de sa contribution à titre d’archiviste ad hoc, d’ouvrier de la cueillette, en regard du patrimoine radiophonique de la ville de Québec.

J’ai commencé cela, à mon rythme, notamment à l’occasion du congrès de l’Association des archivistes du Québec. À Rivière-du-loup, le 29 mai dernier, j’ai présenté la communication « Au commencement d’une quête, la rencontre de la figure inaugurale de l’archiviste ad hoc. Le cas de Michel Gignac à l’occasion du 30e anniversaire de CKIA-FM Radio Basse-Ville ». Quelques réflexions fragmentaires peuvent se retrouver dans cette présentation ci. C’est de cette manière que je procède depuis un moment, en marquant le coup à plus d’une reprise.

J’ajoute à présent quelques éléments biographiques supplémentaires à propos de Michel Gignac dans ma chronique Remue-mémoires à Québec Réveille à CKIA-FM, le 20 septembre 2024.

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La transmission de la culture est à l’œuvre dans l’espace social, dans maintes institutions, que ce soit à l’école, dans des milieux de vie quotidien et, évidemment, dans les médias. Quand je pense à la transmission de la culture, je pense concrètement à la transmission de l’histoire, que ce soit celle d’une ville, d’une personne ou d’une idée.

Aujourd’hui, je vous présente quelqu’un que j’ai rencontré il y a de cela dix ans. Il s’appelle Michel Gignac, c’est un auditeur de la radio depuis la fin des années 1950 et dès les années 1970 il a commencé à enregistrer les ondes radiophoniques dans la ville de Québec. À sa manière, bien singulière, il est un vecteur de transmission. Et j’aimerais qu’on lui reconnaisse une place, à titre d’auditeur qui enregistre et qui conserve des documents sonores, au côté des folkloristes et des journalistes.

Je suppose qu’il y a un dénominateur commun entre ces figures : ils sont à leur manière, comme l’ethnologue Marius Barbeau les nommait, des « ouvriers de la cueillette ». Folkloristes, journalistes, producteurs, productrices radiophoniques et auditeurs peuvent être reconnus comme des « ouvriers de la cueillette » du témoignage, de la parole.

Ces personnes qui enregistrent et consignent des événements de parole, on les retrouve dans différents lieux, des institutions productrices d’archives orales et sonores. Laissez-moi faire un retour en arrière pour situer la contribution de l’auditeur Michel Gignac.

L’histoire québécoise de la fabrique des archives orales et sonores commence avec Marius Barbeau, un jeune beauceron dont la fibre entrepreneuriale sera celle de la collecte de contes et chansons. Dès le début du 20e siècle, il mène une étude des dialectes et de la phonétique des Hurons-Wendats – les Hurons de Lorette. En Amérique du Nord, les premiers enregistrements avec un phonographe dans le cadre d’enquêtes ethnographiques, enregistrés sur des cylindres de cires, ont été produits au nord de la ville de Québec, à Wendake. On entend ici le chant de Prosper Vincent, collecté par Marius Barbeau en 1911 et conservé au Musée canadien de l’histoire.

Prosper VIncent, collecté par Marius Barbeau en 1911, Musée canadien de l’histoire

La contribution de Marius Barbeau a été substantielle pour la pensée ethnologique québécoise. De ses héritiers, Luc Lacourcière et Felix Antoine Savard, ont par la suite fondé les Archives de Folklore en 1944 – une chaire de recherche, d’enseignement et un centre de documentation dont la réputation n’est plus à faire. Ils ont mené des enquêtes d’envergure entourant les coutumes traditionnelles et la littérature orale. De l’École des archives de folklores sont issues plusieurs générations de folkloristes, dont la chanteuse Édith Butler et, plus près de chez nous, à Québec, les collecteurs Robert Bouthillier et Vivian Labrie.

Ces deux-là, toujours actifs cinquante ans après le début de leur enquête de terrain, ce sont intéressés à la transmission familiale de contes et de chansons dans la Péninsule acadienne, plus précisément dans la région de Tracadie. Voici Léo Basque, un des informateurs qu’ils ont enregistrés le 15 juin 1975.

Léo Basque, Voilà l’automne est arrivé, enregistrement 0485, Fonds Robert Bouthillier et Vivian Labrie, F202, AFEUL

La collection Bouthillier-Labrie, conservé aux Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval (AFEUL) et accessible en ligne prochainement, contient plus de 4500 enregistrements sonores auprès de près de 350 interprètes. En se penchant précisément sur la transmission et la mémorisation sur la longue durée, ils ont pu observer une transmission familiale de chansons sur quatre générations. Cette collection est une contribution majeure à la tradition orale francophone.

Si les folkloristes et les ethnologues se sont penchés sur la question de la transmission familiale, qu’en est-il de la transmission des témoignages, des mémoires et des archives au sein de la communauté ? Je crois qu’il faut reconnaître également que les journalistes sont des acteurs dans la chaîne de production des archives orales et sonores. Ici, lors de la manifestation du 15 septembre organisé par le FRAPRU, le journaliste de Droit de parole Stuart Edwards enregistre la prise de parole de Marie-Ève Duchesne. Ce que nomme cette porte-parole du Comité populaire Saint-Jean-Baptiste, c’est un moment de l’histoire d’une lutte citoyenne pour le logement social.

Extrait du discours de Marie-Ève Duchesne lors de la manifestation pour le logement social organisée par le FRAPRU, collecté par Stuart Edward et transmis par communication personnelle.

Elle ne rappelle rien de moins qu’une « très longue tradition de lutte urbaine », en nommant des faits, que ce ne sont pas que les promoteurs qui font la ville, mais les groupes citoyens aussi. Et un journaliste agit, dans une certaine mesure, il agit à titre d’ouvrier de la cueillette de cette parole, d’un discours lors d’une manifestation.

Ce sont de telles contributions qu’il m’importe de souligner, en attirant l’attention sur les vecteurs de transmissions, de telles figures émergentes qui produisent des documents qu’on pourrait reconnaître comme des archives. Ceci dit, je peux maintenant mieux situer qui est Michel Gignac, cet auditeur qui a enregistré des segments radiophoniques.

Il y a 10 ans, à l’occasion du 30e anniversaire de CKIA-FM, un comité se forma et nous avons rédigé à plusieurs mains un appel à archives dans L’Infobourg. De ce texte, dans lequel il est formulé que la station se lance dans « le rassemblage de documents » et de « traces radiophoniques », il n’y a eu qu’un seul retour, une réponse, d’un auditeur. C’est à ce moment, en septembre 2014, que ma relation avec Michel a commencé. Le premier message qu’il m’a transmis, le 21 septembre, se présente comme suit.

« Bonjour, […] J’ai de courts extraits d’anciennes émissions, remontant même avant l’ouverture de CKIA. […] Je peux partager avec CKIA les courtes archives sonores que j’ai. Je pense posséder aussi la plupart des horaires de programmation depuis 30 ans. »

Et il m’introduisait du même coup à un montage qu’il a réalisé à propos de son complice de longue date, l’animateur et auteur Richard Baillargeon. Michel a nourri comme cela, avec des fragments d’archives, la série Faire parler 30 ans de différence que j’ai réalisée et qui présentait le témoignage d’une génération radiophonique précédente de Radio Basse-Ville.

Je me souviens la première fois que je l’ai rencontré, c’était lors du radiothon de cette année-là, en novembre 2014. J’étais assis à une table, je remplissais des cartes de membres et un monsieur est venu s’assoir devant moi pour renouveler la sienne. Crayon à la main, prêt à remplir une carte, je lui demande son nom et il me répond « Michel Gignac ». Là, d’un coup, je me suis redressé et je me suis empressé de lui serrer la main. Il était un de mes rares interlocuteurs, un de mes destinataires, et, surtout, il m’avait envoyé plusieurs dizaines d’enregistrements fragmentaires qui n’existaient nulle part d’autre que chez lui.

Ça a pris cinq ans avant que je m’intéresse davantage à lui, que je cherche à comprendre le désir qu’il l’anime et que j’aille à sa rencontre. Je commençais à ce moment à prendre les archives comme objet d’étude et non plus comme objet de passion.

Extrait d’entretien réalisé avec Michel Gignac, le 24 octobre 2019 dans le cadre du 35e anniversaire de CKIA-FM.

Originaire du quartier Saint-Sauveur, sur la rue Arago, Michel Gignac a été professeur de mathématique au cégep Garneau et un fervent amateur de musique. Il s’est découvert à la retraite un intérêt pour l’histoire locale, « une espèce de passion, un peu tardive, pour l’histoire » dit-il. Ses recherches sur l’histoire de Notre-Dame-de-Grâce, une paroisse de Saint-Sauveur, ont commencé suite à la rencontre d’une de ses voisines. Tout cela a commencé avec les discussions entourant la destruction de l’église en 2007 – là où se situe actuellement la coopérative La Baraque.

Extrait d’entretien réalisé avec Michel Gignac, le 24 octobre 2019 dans le cadre du 35e anniversaire de CKIA-FM.

« À un moment donné, l’église ici a été démolie. Et je rencontre une dame des funérailles à un moment donné, je rencontre une dame qui restait sur le boulevard Langelier. Je l’a connaissais, c’était une voisine et dans ces funérailles-là, elle m’a fait signe. Elle m’a dit viens, « viens t’assoir avec moi dans le même banc ». Elle a dit, « j’ai une photo de ton grand-père quand il y avait aidé à construire l’église en 1924 » et a dit, « est-ce que ça t’intéresse ».

Bien oui, ça peut m’intéresser. Et puis a dit « vient chez nous, je vais te la montrer ».

Enfin, je vais chez elle. Elle commence à me montrer toutes sortes de documents de la paroisse. J’ai dit « c’est intéressant ça ». Puis j’ai même, la fois d’après que je l’ai rencontré, « j’ai eu une idée, pourquoi on fait pas un blogue, de raconter un peu l’histoire de la paroisse, puis tout ça ».

Cette dame qui l’a interpellé et avec qui il entama la réalisation du blogue NDGQuebec, pour Notre-Dame-de-Grâce Québec, se nomme Simonne Dumont-Tardif (1920-2018). C’est sous l’impulsion de cette femme presque nonagénaire à l’époque de leur rencontre que Michel Gignac s’est lancé dans la recherche historique et la rédaction, à l’instar d’un historien amateur.

C’est cette pratique qui a donné « le goût » à Michel Gignac de faire la même chose pour sa famille, en créant un blogue sur la parenté de sa mère, Blanche Bédard-Gignac et de son père Joachim Gignac.

J’apprenais à connaître Michel Gignac qui se retourne vers le passé et je voulais connaître son rapport à la radio – j’y arrive –, à l’enregistrement.

Dès l’âge de 1’âge de 13 ans, en 1965, il possédait déjà un magnétophone. C’est avec sa mère Blanche Bédard qu’il a réalisé un de ses premiers enregistrements. On peut l’entendre interpréter « Ne dis pas toujours », une des chansons préférées de sa mère, comme il le précise dans un billet de blogue à ce sujet en 2011.

Enregistrement de Blanche Bédard-Gignac réalisé en 1965 par Michel Gignac et rediffusé dans un billet de blogue à l’occasion de l’anniversaire de Blanche, le 11 janvier.

Lors de notre rencontre, au cours de son récit de vie radiophonique, il m’a présenté des moments marquants : « En 67, CFLS a ouvert, je continuais encore à enregistrer sur les bobines. En 73, CKRL commence. C’était aussi toute qu’un événement. Chaque poste qui ouvrait c’était un événement ». L’arrivée de la musique disco sur les ondes radiophoniques en 1974 a été un événement, un événement, dit-il, qu’il l’a « traumatisé un peu ».

Très tôt dans sa jeunesse, Michel Gignac a développé un intérêt pour la musique, notamment grâce à sa cousine Simone Bouchard, et il a commencé à faire des listes de chansons qu’il entendait à la radio. À partir de là, il a réalisé des palmarès de musique et une compilation des chansons les plus populaires à la radio, un travail publié en 2001 par la BAnQ et mise à jour tous les cinq ans depuis.

La pratique d’enregistrement de Michel Gignac est liée de manière spécifique à la musique. Il voulait disposer des enregistrements de la musique qu’il écoute sur les ondes FM. En enregistrant ces pièces musicales sur différents supports, d’abord, sur des bandes magnétiques (à partir de 1964) et, ensuite, sur des cassettes (à partir de 1976), cela l’a amené à enregistrer certains extraits d’animation, « des petits bouts parlés » comme il le dit.

Comme j’enregistrais sur ruban, je laissais involontairement des voix parlées des animateurs avant ou après les chansons. Ou encore, quand je réutilisais une cassette, il restait, à la fin des faces, des extraits de l’enregistrement précédent où ça parlait. C’est donc presque toujours par hasard que j’ai de courtes archives de CKIA.

Parmi, les nombreuses pépites radiophoniques qu’il m’a partagées au fil des années – dont certains sont accessible sur son compte youtube (Neurophile Michel, Ondes neurophiles), il y a cet extrait-ci, le premier moment de diffusion depuis la station au 600 cote d’Abraham en 1995.

Extrait de la première émission dans au 600 cote d’Abraham, émission du 29 mai 1995, animée par Octave Thibault et enregistrée par Michel GIgnac.

Cet extrait permet de savoir que la première pièce qui a été diffusée à Radio Basse-Ville, depuis le complexe Méduse, est la pièce « La basse ville » de Sylvain Lelièvre, une pièce qui rappelle à cette époque, que même si la station était au milieu de la côte d’Abraham « Quand on est d’la basse ville, on n’est pas d’la haute ville ».

Nous pourrions dire qu’à travers ses gestes répétés d’enregistrement, de numérisation et de restitution dans l’espace public, Michel Gignac persévère dans cet effort pour rediffuser un patrimoine culturel inarchivé. Cela a comme effet émergent d’accroître la découvrabilité de certains artistes du patrimoine populaire ainsi que de contenus relatifs aux radios communautaires québécoises comme CKIA et CKRL.

En découvrant d’autres provenances pour les archives, on découvre aussi comment des ouvriers et des ouvrières de la cueillette viennent au monde et contribuent au monde. Ce qui commençait à s’élaborer à partir de ce moment-là, et qui dure encore dix ans plus tard en 2024, c’est une forme d’amitié, entre moi qui cherche à comprendre le désir d’archives et Michel Gignac, un auditeur passionné de musique et de radio. Et il y a de la transmission, entre nous, encore aujourd’hui.

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